JE SORS EN VILLE

Arrivés depuis quelques heures seulement, nous apprenions la grande nouvelle. Le 3 octobre, on avait vu évoluer le premier avion qui se soit jamais posé à Saint-Mihiel. Les journaux ne parlaient plus que de cet événement extraordinaire et le Narrateur de Saînt-Mîhiel, toujours sous le coup de l’enthousiasme, maniait ses plus beaux superlatifs. C’était un monoplan Blériot piloté par les lieutenants aviateurs de la Morlaye et Sylvestre. Ils s’étaient posés sur le terrain de manœuvres de Sénarmont et avaient causé en ville un délire immédiat si bien que les Samiellois, avide de contempler pareille merveille avant qu’il ne reprenne l’air pour Pont-à-Mousson, s’étaient rendus en foule pour s’abreuver admirativement de la science de ces demi-dieux.

Ils auraient pu venir plus tôt, ne serait-ce que pour nous faire plaisir. Verdun avait depuis longtemps la chance d’abriter des parcs à ballons et possédait son escadrille depuis 1912, grâce à une souscription publique en faveur de l’arme nouvelle. Tous se souvenaient du passage d’un biplan Nieuport au dessus de Saint-Mihiel le 15 août 1910 à l’occasion du meeting d’aviation à Bar-le-Duc. Il y avait bien eu quelques problèmes. L’organisation n’avait pas été parfaite et plusieurs avions avaient tout simplement oublié de venir. Malgré cela les gens, qui n’avaient jamais assisté à pareil spectacle, en avaient été stupéfaits. Des cartes postales avaient aussitôt fêté l’événement, l’accompagnant d’un timbre spécial représentant l’avion de Monsieur Blériot. Ce début de siècle promettait décidément d’être fécond.

 

1) né à Saint-Mihiel en 1838, mort à Vitré en 1891

2) Le véritable inventeur, l'ingénieur Paul Vieille, faute de sardines, est resté dans un injuste anonymat

Même du seul point de vue militaire, le progrès venait aussi de Saint-Mihiel, ou plus exactement de l’un de ses enfants. Un officier du nom de Nicolas Lebel (1) avait présidé la commission, qui décida en 1886 de l’adoption d’un nouveau fusil à répétition. Il permettait le tir successif de huit cartouches emmagasinées dans le fut. Son nom n’est pas près de sortir de nos mémoire (2) mais comme on ne prend pas son fusil pour les permissions, voyons comment le troufion que je suis devenu passe son temps en ville.

 

 

Nous avons vite formé un groupe d’appelés du même âge. Le premier était Henri Villemin (3), un paysan de Sepvigny (Meuse) que sa famille couvait outrageusement de peur qu’il ne dépérisse par manque de nourriture. Leur ferme étant proche, ses parents lui rendaient visite à maintes occasions afin de juger si leur enfant ne manquait de rien. Ces braves gens nous avaient pris en affection et nous laissaient tellement de gâteries qu’on en redistribuait aux moins favorisés. Le troisième était Maurice Fouache, un grand escogriffe venu d’Harfleur, débrouillard au possible, qui se plongeait dans les problèmes les plus divers pour le seul plaisir de les résoudre. Je parlerai plus tard de Paul Huron, d’André Vincent, de Paul Hayot, d’Eugène Schmits et de bien d’autres.

3) Aucun des noms cités n’est imaginaire. ils figurent sur un carnet de notes de notre père datant de 1914, que nous avons eu la bonne idée de conserver. Je n’ai fait que leur attribuer des caractères différents. )

Au cours de nos sorties, nous pratiquions l’allure désœuvrée et nonchalante du soldat traînant ses pas en ville. C’est une manière comme une d’exprimer notre opinion désabusée sur le sort qui nous a conduit en ce lieu sans pouvoir seulement donner notre avis. Ne pouvant mieux faire, autant se frotter à nos semblables et nous enrichir à leur contact.

 

Nous visitions Saint-Mihiel en long, en large et en travers au cours de nos heures de liberté. Dès mes premières visites, j’avais été frappé par la faible importance de la population civile, comparée à l’abondance de l’effectif militaire(4). La ville était en fait une vaste caserne. si l’on tient compte de celles qu’on y avait construites après 1871. On y recensait celle du 29ème bataillon de chasseurs à pied, auquel j’avais l’honneur d’appartenir, installé depuis 1900 dans les anciens baraquements du 26ème BCP qui nous les avait refilés avant d’être muté à Versailles. Les Etats-Majors décidant seuls de ces subtiles raisons, je ne voudrais pas épiloguer sur ces chassés-croisés d’affectations. Le tourisme militaire nous fait voir du pays.

4) Pour 6.000 habitants, on comptait 2.000 officiers et 6.000 hommes de troupe.

Saint-Mihiel possède toujours l’ancienne abbaye qui lui a donné naissance, un ensemble remarquable des dix-septième et dix-huitième siècles. Voulant témoigner de mes goûts avertis en architecture, j’en ai envoyé maintes reproductions sur cartes postales à mes parents et à mes amis et je gage qu’ils ont du en goûter la classique beauté.

La bureaucratie en avait chassé les moines. Le général commandant la quarantième division s’y était installé avec armes et bagages. Il y donnait des réceptions officielles ou privées, la différence étant qu’il ne payait pas dans le premier cas, mais en était de sa poche dans le second. Il invitait les grosses sardines moustachues et leurs épouses-sardines qui enjolivaient par leurs jupes à traîne ces réceptions où les hommes jouaient principalement du seul frou-frou des sabres. Les quelques civils, immanquablement habillés en pingouins noirs au plastron blanc, s’y sentaient étrangers par leur navrante minorité. Bien entendu, n’y ayant jamais participé, je ne parle que par les relations que Paul Huron nous en faisait chaque fois qu’il allait y servir en extra.

 

On savait aussi que le général logeait sur le même palier que les bureaux de l’Etat-Major. En cas d’urgence ou bien de distraction, il pouvait donc s’y promener en charentaises. Il aurait aussi pu aller ainsi à son balcon lorsque la musique militaire, les soirs de retraite aux flambeaux, s’arrêtait devant son hôtel pour lui rendre les honneurs.

 

Bien d’autres bureaux s’étaient engouffrés dans les endroits disponibles, les services de l’intendance et quelques éléments du génie, celui des deux brigades d’infanterie et de cavalerie. On y trouvait aussi la gendarmerie, la Cour d’Assises(5), la bibliothèque et le Collège. Et comme il y avait encore de la place, on y avait mis la prison, une petite prison de campagne, une prison presque bucolique et bon-enfant. On n’y enfermait que les voleurs de poules qui jouaient aux cartes avec leurs gardiens pour tuer le temps.

5) un arrêté de 1801 lui avait accordé le siége d’un tribunal et de la Cour d’Assises

Nous autres, les sans-grade étions éparpillés entre plusieurs cantonnements. Le plus ancien était celui des artilleurs du Camp des Romains. On les rencontrait en ville quand ils venaient briser leur isolement, du moins ceux qui ne logeaient pas en leurs quartiers de Senarmont, sur la route d’Apremont. Le douzième régiment de chasseurs à cheval logeait au quartier Colson-Blaise. Conscients de leur haute position équestre, bien au dessus des piétaillons comme nous, ils ne manquaient pas une occasion de défiler pour que les Samiellois, et surtout les Samielloises aient l’occasion d’admirer leur fière allure. Ils abusaient cependant de leur flatteuse renommée et beaucoup d’entre nous se plaignaient de la manière dont ils leur faisaient une concurrence déloyale auprès des demoiselles et leur soufflaient leurs conquêtes.

Deux autres régiments logeaient comme nous à Chevoncourt, le 150ème R.l à la Caserne Mac-Mahon depuis 1897, et le l6lème R.l. qui depuis 1896 occupait la nouvelle caserne Canrobert. Le lecteur l’a appris lorsque d’un pas martial, nous nous étions engouffrés dans nos casernes respectives avec la confiance des poussins protégés par l’aile maternelle.

 

Cette nombreuse population militaire avait modifié l’économie de la cité. Les officiers se plaignaient de la rareté et de la cherté des loyers, si bien que seuls les plus riches étaient en mesure de faire venir leur famille. Ils disaient aussi que tout y était plus onéreux que partout ailleurs si bien que certains avaient demandé une autre affectation où le coût de la vie leur semblait plus raisonnable.

 

Les militaires étaient si nombreux à Saint-Mihiel que j’évitais autant que possible de diriger mes pas vers l’ancienne abbatiale. Ses abords représentaient une ruche bourdonnante de gradés de tout poil et j’aurais du porter continuellement la main au képi pour les saluer. A part le fait qu’on le faisait bien assez à la caserne, j’aurais fatigué inutilement mon bras droit, en aurais récolté une ankylose parfaitement inutile et aurais eu bonne mine pour présenter les armes. Et puis, porter continuellement la main au képi est bien dommageable au cheminement harmonieux de la pensée, et il m’est désagréable de devoir interrompre mes profondes réflexions pour si peu. Villemin et Fouache pensaient de même, surtout ce dernier qui avait des opinions bien arrêtées sur l’armée et ses côtés envahissants.

J’ai toujours trouvé comique cette obligation du salut militaire envers des officiers que nous n’avions pas l’heur de connaître personnellement. Pour la même raison, ils étaient condamnés comme nous à avoir sans cesse la main au képi pour répondre à nos saluts et devaient en ressentir la même fatigue dans leurs omoplates. La seule différence était qu’ils pouvaient faire semblant de ne pas nous voir, que ce soit par manque d’attention, ou bien parce qu’ils en avaient marre. Par contre, ils ne risquaient pas les quatre jours de mitard dont nous aurions écopés. Quoi qu’il en soit, beaucoup auraient fort mal jugé une distraction de notre part, sans compter qu’on pouvait tomber sur une tête de mule parfaitement obtuse à nos excuses. Qui sait donc si elle ne nous aurait pas réquisitionnés pour une besogne ou une autre dont le peu d’intérêt n’aurait pas mérité une collaboration enthousiaste.

 

Je pensais aussi aux jeunes filles de Saint-Mihiel qui ne devaient pas avoir de peine à se marier en choisissant entre les nombreux partis mis à l’étalage de leurs besoins matrimoniaux. Je les imaginais mettant facilement le grappin sur les plus beaux, les plus martiaux et les plus en vue, le rapport déficitaire de l’offre par rapport à la demande jouant au profit de celles qui faisaient la fine bouche, savaient enjôler les cœurs et se faire copieusement désirer. Quant à moi, j’avoue sincèrement que le souvenir de la jolie Marcelle, m’aurait empêché de tenter ma chance auprès d’une autre, même si jusqu’alors je ne pouvais me prévaloir pour sa conquête que de la sympathie qu’elle me montrait.

Nous avions profité d’une fin d’après-midi de permission. Entrant par la rue Porte à Meuse[6], devant le Cercle des Officiers, nous nous sommes mêlés à l’animation de la place des Halles. C’est le centre de Saint-Mihiel ou convergent les désœuvrés civils ou militaires. C’est là qu’arrêtent les autocars et le petit train sur voie de 60cm, le Varinot[7], qui mène Dieu sait où. Varino est la forme que portait mon nom de famille aux temps mérovingiens et je me sentais flatté de cette coïncidence.

6) C’est actuellement la rue de Nantes, baptisée ainsi pour remercier cette ville d’avoir été la marraine de Saint-Mihiel après la Grande Guerre.

7) Guérin descend de Vanna, nom d’homme scandinave

Nous avions le choix entre les cafés où il était parfois difficile de trouver une place libre. Nous avons fini la soirée au CasIno-MusIc-Hall. On se retrouvait entre camarades du bataillon, jeunes et pas très regardants sur les divertissements. Quelques artistes de second ordre s’essayaient à pasticher les airs de Dranem, imitant Bruant ou nous serinant les mêmes plaisanteries sur la vie militaire et ses déficiences dans le domaine intellectuel.

Le spectacle pouvait aussi se trouver dans la salle. Nous étions prés d’un sous-officier pas très futé dont l’intellect était réduit à sa plus simple expression. Il personnifiait assez le genre de personnage dont on se moquait sur scène et nous le regardions à la dérobée en tâchant de conserver notre sérieux pour ne pas provoquer ses réactions. Lui même riait bruyamment sans se rendre compte combien son attitude était comique. Faire rire certains au sujet de leurs aspects comiques est une forme d’humour que les intéressés ne saisissent pas forcément.

Il est de tradition que le samedi soir[8], la musique militaire, déployée devant le Cercle des Officiers, à l’entrée de la rue Porte à Meuse, donne un récital de musique à la population afin qu’elle s’imprègne de beauté et de culture. Comme les distractions ne sont pas nombreuses, et que la fanfare n’est pas mauvaise du tout, c’est dire qu’elle était appréciée de tous. Je fus parmi les premiers à me présenter à dix-sept heures, peu avant le début du spectacle. C’était le meilleur moyen d’avoir un siège et faire coïncider le repos des fesses avec l’élévation des âmes. On pouvait aussi en faire profiter une jeune fille jeune et jolie. Un ancien m’avait enseigné ce truc, qui pouvait déboucher sur de nouvelles relations pour peu que l’intéressée ressente l’ennui de la solitude et cherche à s’en faire consoler. Mais, fidèle à mes souvenirs, je m’estimais satisfait de m’être montré galant et de goûter le gracieux sourire de l’intéressée en retour.

8) Tous les samedis de 17 à 19 heures.

 

Je ne fus pas déçu de l’harmonie, même si ma culture musicale réduite ne m’avait pas préparé à en goûter toute la beauté. L’orchestre faisait alterner les marches militaires, les refrains populaires, les airs d’opérette et la grande musique. Nous passions de Sambre et Meuse et du Chant du Départ, aux airs connus comme En revenant de la Revue, ou bien encore Viens Poupoule pour qu’obliquant dans le Chant des Esclaves de Nabuco, nous nous retrouvions avec la Veuve Joyeuse ou l’air des balançoires de Véronique. Mais il n’était bien entendu pas question de jouer quoi que ce soit de Wagner[9], ce trublion germanique de l’art, qui massacrait la musique élégante et racée des pays civilisés comme la France. C’est pourquoi l’orchestre terminait par Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine..., déchaînant la bruyante expression de notre enthousiasme patriotique.

9) La musique de Wagner, considérée anti-française, fut interdite pendant la guerre. De nos jours c’est le Coca-Cola qui est pris à partie par le tiers-monde. Les nations ont toujours besoin d’une tète de Turc.

 

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Que dire des prises d’armes[10], sinon qu’elles revêtaient alors une importance et une majesté que nos descendants ne peuvent plus comprendre. La population se rassemblait de bonne heure sur le terrain de Chevoncourt. Beaucoup étaient venus de loin, qui à pied, qui en carriole, accompagnés de leurs amis et voisins. Les nouveaux engins de locomotion ne manquaient pas non plus à l’appel. Beaucoup étaient en bicyclette, mais on voyait aussi les riches en automobiles portant des lunettes contre la poussière et la traditionnelle peau de bique. Ils ressemblaient peut être à de gros moutons aux yeux de hiboux, mais c’était la manière de se protéger contre les dangers de leur affolante vitesse frôlant les cinquante kilomètres par heure.

10) D’abord sur la colline de Versel, les revues eurent lieu ensuite sur le terrain situé derrière les trois casernes de Chevoncourt.

Les prises d’armes faisaient aussi la joie des épiciers, si l’on évalue les quantités de saucissons, de fromages et de litrons consommés au cours de la journée dont les restes[11] épars seront vite évacués le lendemain par les punis de la veille.

11) Le système de la consigne incitait à l’économie et à la propreté. Les temps ont changé

Alors, nous les artistes préposés à cette émouvante prestation, entrions sur scène, ou nous avions méticuleusement répété le moindre de nos gestes. Nous avions à cœur d’exhiber notre pas rapide de chasseur à pied. Nous étions suivis de nos voisins, les 150ème et 161ème d’infanterie, dont les culottes rouges, comme celles des zouaves, ont toujours attiré le regard des jeunes filles[12]. Enfin nous suivaient les canons du 40ème d’artillerie basé à Senarmont. Le défilé se terminait par les chasseurs à cheval du 12ème régiment. Leur fière allure faisait toujours battre les cœurs, surtout ceux des Samielloises, lorsqu’ils passaient au trot devant les tribunes, faisant trembler le sol autant que les cœurs au milieu des applaudissements déchaînés. C’était un éblouissement de tenues de sorties, car nous pavoisions entre le bleu des capotes, le rouge des pantalons et le blanc des gants de parade. De retour chez eux, nos spectateurs enthousiastes n’oubliaient jamais de commenter favorablement le spectacle édifiant que nous leur présentions pour la défense de la patrie.

12) La main aussi. si l’on en croit un dicton célèbre.

J’ai eu l’occasion de porter mes pas vers les falaises du bord de Meuse. Ce sont en fait sept énormes blocs de calcaire de plus de vingt mètres de hauteur, adossés aux coteaux comme à la revue. L’un d’eux se distingue nettement des autres en portant un chapeau en forme de champignon[13], histoire sans doute de fournir un sujet de conversation aux passants. Je relaterai plus loin l’histoire qui les concerne. La première roche, dite Le CalvaIre, est surmontée d’une croix de pierre à laquelle on accède par un escalier. C’est un excellent exercice pour digérer les haricots de l’intendance.

13) Les combats de la grande guerre l’ont détruit

Saint-Mihiel est si fière de ces roches qu’elle fabrique des Rochers en chocolat. Ils ont tant de succès que ces dames en prennent chaque dimanche avec les gâteaux du pâtissier lorsqu’elles sortent de la messe. Ces mêmes roches figurent sur les armes de la ville avec la devise latine: Donec Moveantur, ce qui signifie: jusqu’à ce qu’elles bougent. Vous imaginant intrigué par l’absence d’un complément logique, j’ajoute qu’elle sous entend: Nous demeurerons libres, vous laissant le soin d’interpréter le tout dans le sens voulu.

 

Un peu plus au nord se trouve le fort de Troyon[14] sur la route de Verdun. Je l’ai repéré d’autant plus facilement que le poste d’observation était visible de loin. Peint en blanc, je n’avais aucun mal à le trouver. J’y remarquais les pièces d’artillerie en plein air sans aucune protection et les munitions gerbées près des canons faute d’abri couvert. Pauvres artilleurs exposés aux intempéries et auxquels le règlement interdit l’usage du parapluie!. Et puis j’imagine que leurs sous officiers leur faisaient polir les canons à la toile émeri pour les empêcher de rouiller, les hommes comme le matériel. Ne parlons même pas d’un obus allemand tombant du ciel. Cela doit représenter une extravagante impossibilité.

14) On le savait dépassé par les progrès de l’armement, Il ne possédait pas même de couverture bétonnée ni de casemate pour les obus. Il en fut de même pour Douaumont. Les Etats-Majors n’y croyaient pas non plus. c’est pourquoi ils furent perdus si facilement.

Mes compagnons et moi voulions voir le Camp des Romains situé à quelques kilomètres au sud. Ceux qui connaissent l’histoire m’avaient dit que les légions de Drusus[15] y avaient installé un camp sur cette butte dominant la plaine environnante. Il ne restait plus grand chose des constructions romaines, sinon que l’artilleur y avait pris la place du légionnaire.

15) Drusus I l’aîné (38-9 av. JC), frère de libère, dit Germanicus, père de Germanicus Il le jeune et de Claude, conquit et organisa la Germanie

On a beau vivre dans une petite ville, rien ne l’empêche aussi bien qu’une autre d’organiser des distractions à l’attention de ses habitants et de sa garnison. Nous allions à la patinoire pendant les jours d’hiver, mais assez loin d’y pouvoir faire bonne figure, je me contentais de regarder évoluer les habitués. Rien de plus amusant que de voir certains, plutôt contents de la haute tenue de leurs évolutions, faire un faux pas et tomber sur les fesses avec un manque total de dignité. C’était bien plus drôle quand il s’agissait de demoiselles qui dans leur chute laissaient voir un bout de chevilles ou de jupons. Mes oncles en auraient été très friands, eux qui avaient la coquine habitude de stationner aux arrêts des omnibus pour découvrir un bout de jambe de femme montant sur l’impériale.

La place des moines, située derrière la Collégiale, était un peu isolée des centres d’animation habituels. Elle aurait en fait mieux porté le nom de Place des Muses en raison du théâtre[16] qui s’y trouvait, ainsi que le kiosque à musique pour les représentations en plein air de l’harmonie municipale. Celle ci en avait obtenu la construction pour être à l’abri des intempéries, dominer les spectateurs mais aussi les empêcher de s’infiltrer parmi les musiciens avec l’inconscience et le sans gêne de ceux qui se croient partout chez eux.

16) Démoli après guerre.

Saint-Mihiel possédait une société de pêche au nom un peu pompier mais sympathique, la Goujonnlèr. Saînt-MîhIelolse. La référence aux goujons était d’autant plus justifiée qu’ils en aimaient la friture et que les étrangers nommaient les Samiellois les Goujons de la Meuse. Ne se formalisant pas outre mesure de ce surnom, la société rassemblait les chevaliers du bouchon et défilait lors de chaque concours de pêche. Pour se distinguer du commun des mortels, ils pesaient leurs prises en livres[17] comme les sage-femmes le font pour les bébés, alors que les poissonniers les vendaient au kilo. Il s’agit bien entendu des poissons et non des bébés.

17) Ils le font toujours, on ne sait pourquoi.

Les pêcheurs se réunissaient le long de la Meuse ou je m’étais attardé un jour de permission. J’admirais leur patience, préoccupés par les mouvements de leur bouchon ou la mise en place d’un asticot. Le seul remue-ménage venait des quelques péniches que des chevaux ou des mulets faisaient glisser sur l’eau. Quand ils ne disposaient pas d’un animal, les mariniers, hommes et femmes, s’y attelaient eux mêmes. Le spectacle se corsait à l’entrée dans l’écluse.

Par suite d’un caprice de l’administration, le sentier de halage changeait de rive à cet endroit, obligeant hommes et chevaux à passer sur le pont pour suivre le nouvel itinéraire, mais en laissant traîner le câble de traction au ras de l’eau. Inquiets pour leur matériel, les pécheurs le mettaient en vitesse à l’abri et le posaient sur la berge à l’abri du danger. C’est pourquoi on avait fini par poser une arcade en fer qui surplombait la berge en aval du grand pont et protégeait les gaules de ces messieurs.

Faute de meilleures installations, nous avions le droit de nous baigner au Bain des Soldats ou nous accédions par le chemin de Morvan conduisant à un bras non canalisé de la Meuse. Un adjudant y relevait chaque jour la température de l’eau. Ne voulant pas se compromettre pour un sujet aussi grave, il ne permettait la baignade que si l’eau était à une température suffisante pour qu’il ne se sente pas responsable du moindre rhume. C’est pourquoi nous ne pouvions nous baigner que pendant une dizaine de semaines par an et seulement jusqu’à cinq heures, après quoi les civils prenaient notre place sans s’occuper des précautions du juteux.

Les petits malins avaient tout de suite appris qu’un autre bain avait été installé pour les dames non loin d’ici. Il se trouvait à l’endroit[18] où la rivière s’infiltre dans la campagne et où les polissons portaient en vain leurs regards dans l’espoir de voir un bout de sein ou même une simple jambe de naïade. Ils avaient beau vouloir percer l’épaisseur des arbres, la pudeur de ces dames ne risquait pas grand chose.

18) en face de l’emplacement actuel de la Malterie

Du point de vue strictement militaire, nous aimions la saine émulation des la LégIon Saînt-Mîchel, une société de gymnastique comme il en existait dans chaque ville soucieuse de la santé de ses enfants, Ils portaient l’uniforme blanc, le béret et la ceinture de flanelle. On aurait pu y ajouter la ficelle de pain et le camembert pour recomposer l’image du Français moyen. Ces sympathiques sportifs n’étaient jamais avares d’exhibitions publiques sur la place des Halles. Je me souviens d’une de ces journées particulièrement réussie où une trentaine de ces jeunes gens avaient évolué sous le regard admiratif des habitants[19] pour lesquels on avait bouclé les accès de la place.

19) Carte postale de l’époque

De véritables spectacles étaient prévus lors du carnaval. Celui de 1914 fit défiler des mousquetaires[20] à cheval, qu’avec beaucoup d’imagination, nous aurions pu prendre pour des vrais. Reconnaissons pour le moins les efforts de ces braves gens pour animer leur petite ville.

20) Image de carte postale.

Pour être sorti en campagne, je connaissais quelques villages sans grande particularité malgré leur charme paisible dont la quiétude n’était troublée que par le caquètement des poules, l’aboiement des chiens et le grincement des charrettes. J’en avais traversé la plupart au cours des exercices. Eux aussi, comme les autres villages lorrains étaient rangés en une double file ininterrompue de façades: l’usoir, sur le devant, avec son tas de fumier d’autant plus haut que son propriétaire voulait se faire mousser auprès des voisins. On voyait la remise en plein air des carrioles et des instruments agricoles de chaque côté de la rue centrale et bien entendu, les villageois qui nous acclamaient au passage avec un large sourire de complicité patriotique qui nous réchauffait le cœur. J’ignorais encore que dans peu de temps, beaucoup de ces noms représenteraient bien autre chose qu’un but de promenade.

 

Cette vie aurait pu se poursuivre pendant trois ans. La politique se chargera de nous en détromper brusquement au cours de l’été 1914 comme nous le verrons plus tard.

En passant par la Lorraine