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Fanion du 29 eme BCP avec ses Croix de Guerre et sa Fourragère en 1918

LES CHASSEURS DU 29ème


Insigne moderne de beret. J'ignore quand a été crée cet insigne, et quand le bataillon a été dissous.

 

 

J’arrivais en gare de Saint-Mihiel le jeudi 9 octobre 1913. en compagnie de nombreux autres jeunes gens de mon âge se trouvant dans la même situation. Nous avions tous l’appréhension de cet inconnu que serait notre vie militaire et ressentions aux tripes ce dérangement intestinal qui précède les grands moments de l’existence. Je gage que nous avions à peu près tous l’air ébahi de celui qui sort de son trou de campagne pour se s’enrichir au contact de nouvelles conditions de vie.

Les badauds nous dévisageaient d’un air entendu et souriaient d’un air amusé, connaissant par avance le spectacle que nous leur donnions pour l’avoir joué autrefois dans les mêmes conditions. Maintenant qu’ils se trouvaient du côté des spectateurs, ils appréciaient en connaisseurs le sel et le comique de notre situation. Admettons qu’ils se défoulaient sans méchanceté de leurs anciens complexes en contemplant notre drôlerie involontaire.

 

J’étais à peine sorti de la gare, que je constatais combien la seule présence de sous-officiers changeait l’atmosphère jusqu’ici bon enfant en quelque chose de plus solennel et de plus pesant. Ils nous avaient repérés facilement à nos airs de poussins privés de mère-poule, nous avaient dévisagés d’un air inquisiteur et nous avaient rassemblés autoritairement sur le terre-plein situé en face de la gare.

 

Nos sous-officiers s’étaient fait accompagner de plusieurs bidasses portant ostensiblement une pancarte perchée sur une hampe indiquant les numéros des régiments de la garnison, Ils nous faisaient comprendre ainsi que nous devions nous regrouper selon nos affectations. De naturel peu contrariant, je me suis placé sagement derrière le panneau du 29ème  bataillon de chasseurs à pied, attendant sagement la suite des événements. Depuis ma place, je pouvais remarquer l’agitation désordonnée de certains de nos bergers, les uns donnant un ordre qu’un autre modifiait derrière lui, si bien que certains groupes s’étaient portés et reformés successivement en des endroits différents.

Un sergent s’avança devant le front des troupes. Son âge et son allure dénotaient le sergent de carrière qui n’irait probablement pas beaucoup plus haut dans la hiérarchie. Il nous fit mettre au garde à vous et constata combien nous avions peu l’air martial, répéta son ordre d’un air désabusé, comprit que de toutes manières il n’obtiendrait rien de mieux de jeunes aussi mal dégrossis et commanda: Repos. Il promena son regard sur notre ensemble plutôt désordonné et par charité, ne fit aucune réflexion.

Il nous souhaita alors la bienvenue avec l’emphase de ceux qui se lancent dans une littérature qui les dépasse. Il assaisonnait par moments son discours de plaisanteries de style troupier qu’il avait relevées chez Dranem[1] ou chez Bruant[2] et nous dévisageait comme s’il s’attendait à ce que nous goûtions les fleurs ampoulées de son éloquence. De notre côté, nous l’écoutions avec l’attitude étudiée de celui qui veut paraître attentif, mais dont les pensées musardent vers tout autre chose. Décrétant souverainement que nous n’étions pas trop fatigués, il nous fit alors nous regrouper dans la même direction car nous devions marcher jusqu’à la caserne.

1) Armand Ménard (1869-1935), dit Dranem, lança vers 1900 un style de chansons volontairement niais.

2) Aristide Bruant (1851-1925) entra au cabaret du Chat Noir on 1885 où il attira des foules on interprétant ses propres oeuvre

Il n’était on effet pas question de nous y rendre par nos propres moyens, l’armée partant du principe indiscutable qu’un conscrit normalement constitué est parfaitement incapable de faire quoi que ce soit de sa propre initiative. Nous nous sommes laissés mettre on rangs derrière la fanfare[3] que précédait une bande désordonnée des gamins profitant de l’occasion pour chahuter[4]. Notre guide s’assura que tout marchait à peu prés bien, donna l’ordre du départ, et maintenant, « en avant, marche, un, deux, un, deux..». Nous nous dirigeons vers nos quartiers[5], au pas, mais aussi au son des trompettes et des tambours pour que l’ensemble paraisse plus martial.

 

Notre défilé descendit on direction du p5ont sur la Meuse, qu’il laissa sur sa gauche, juste pour admirer la sentinelle montant la garde devant le Cercle des officiers. Par son indolence, il exprimait magnifiquement le détachement résigné de celui qui n’a pas le droit d’y entrer, faute d’arborer les galons requis. Quelques anciens de la garnison, qui n’avaient pas ou de meilleure inspiration, nous regardaient défiler et plaisantaient sur notre manque évident de majesté.

 

Pour voir les "Baraquements de Chasseurs"

Quelques uns d’entre nous, inquiets de cette soudaine intrusion dans leur indépendance d’autrefois, demandaient où nous allions. Un caporal leur répondit qu’ils verraient bien on arrivant, ce qui était manifestement une profonde vérité. Certains autres ressentaient une envie exigeante qu’ils n’avaient pas satisfaite à temps. Il leur ordonna de se retenir, car la caserne était proche et il n’était pas question ni de désorganiser les rangs ni de s’adresser aux supérieurs. Nous ne pouvions que tirer la leçon de ses paroles empreintes d’une grande évidence.

 

 

Ce premier contact avec l’armée nous avait appris qu’elle était composée de deux sortes d’individus. Nous comprenions d’instinct que nous devions oublier les critères d’autrefois et adopter une toute nouvelle échelle de valeurs. Plus besoin de juger les divers niveaux d’intelligence. L’uniforme y a pourvu car il suffit maintenant de compter le sardines pour reconnaître les supérieurs sans se poser de questions superflues.

 

 

Nous qui pataugeons au niveau inférieur de cette échelle et sans aucune sardine, sommes par définition démunis de cette intelligence d’une autre nature dont nous devrons nous imprégner et nous repaître. Nous pouvons fort bien nous classer fort convenablement on d’autres domaines, mais cette intelligence n’est pas celle de l’armée. Non seulement elle ne la reconnaît pas comme telle, mais l’estimerait même inutile et parfois néfaste tant elle ressort d’un esprit d’initiative qui n’a plus sa place sous l’uniforme. Alors, autant on prendre son parti et ne pas insister si l’on veut avoir la paix.

 

C’est tellement vrai que nous sommes sous la coupe de gradés qui possèdent la connaissance infuse. C’est pourquoi ils sont les mieux placés pour penser à notre place et nous diriger dans le droit chemin pour nous éviter les erreurs.

Mais où la question se complique, c’est que les gradés sont à leur tour divisés en petits gradés, comme les sous-officiers, et en grosses sardines, comme les officiers que l’on rencontre à la caserne et qu’il faut toujours saluer si on ne veut pas écoper de quatre jours, enfin les étoiles de première grandeur comme les généraux, mais qu’on ne rencontre pratiquement jamais car ils logent en ville comme des bourgeois. Ils cultivent entre eux les mêmes discriminations, bien que nous n’ayons pas à y intervenir. Les premiers doivent s’écraser à leur tour devant l’autorité infuse des seconds et les seconds en font autant devant les généraux.

 

Tout en nous dirigeant vers nos quartiers, je comprenais que je pouvais devenir plus intelligent et que la méthode pour y parvenir était des plus simples. Fort de ces constatations, je devais respecter les usages et grimper dans la hiérarchie qui me propulserait alors vers des hauteurs insoupçonnées d’ou je serai en mesure de m’accomplir pleinement.

 

 

 

Le sergent avait dit la vérité. Nous avions à peine suivi l’avenue de la 40ème division, qui mène vers Bar le Duc, que nous découvrions trois[6] ensembles de bâtiments indiscutablement consacrés à la vie de garnison. Il n’était que de voir leur taille, leur disposition et l’atmosphère qui s’en dégageait. Mon quartier était le premier sur la gauche. Le sergent, excellent aiguilleur pour jeunes recrues, nous fit dériver majestueusement dans sa direction après avoir fait arrêter la circulation pendant que les autres groupes continuaient leur marche vers leurs casernes respectives.

Nous fîmes notre entrée avec toute la majesté dont nous étions capables, affichant notre allure la plus martiale en passant entre les deux guérites[7] des sentinelles. Elle affichaient l’air recueilli et absent de ceux qui attendent la relève sans avoir autre chose à faire que de tuer le temps. Parfaitement immobiles, détachées des contingences de la rue, elles prenaient soin de ne pas bailler aux corneilles de manière trop voyante. Elles rêvassaient à l’air du temps, à la lettre du pays, au quotient d’amabilité de leurs juteux, à la prochaine permission qui se faisait attendre, au voisin de chambrée qui vient d’écoper de quinze jours pour avoir fait le mur, à celui qui ronfle la nuit, etc. ... Ils pensaient peut-être aussi à une accorte jeunette qu’ils cherchaient à revoir et combinaient de savantes tactiques pour arriver à leurs fins. Ce sont peut-être des futilités, mais ce sont celles de tous les appelés et elles sont indispensables pour attendre la relève.

 

 

 

Nous voici maintenant réunis dans la cour. Un second sergent nous fit mettre en rangs une fois de plus, nous souhaita à nouveau la bienvenue, puis mettre au garde à vous. Il semblait évaluer la nature du terrain vierge dans lequel il devrait faire pousser une belle et saine graine de soldat, discipliné, ordonné, un magnifique animal de parade pour la belle tenue des revues et des défilés. Nos jeunes ignorances firent ce qu’elles pouvaient. C’était manifestement loin de la perfection mais il eut la sagesse de s’en contenter, nous fit mettre au repos, tira un document de sa serviette et fit l’appel des présents pour nous répartir entre les chambrées.

Nous y disposions chacun d’une armoire et de deux étagères pour ranger nos effets personnels, soulagés de nous installer après notre voyage. Nous avions mal évalué l’importance de nos bagages. Les peu fortunés comme moi n’avaient pris que l’indispensable, avec quelques babioles sans grande valeur, garantes de la pérennité de notre individu.

Par contre, certains avaient amené des livres, des photos de famille, et bien d’autres objets inattendus par quoi l’on peut juger aisément du niveau d’encombrement social de l’intéressé. Il y a ceux qui prennent un simple baluchon et ceux qui ne peuvent se déplacer qu’avec une douzaine de valises comme une femme de bourgeois.

 

 

 

Nos prédécesseurs avaient laissé des gravures suggestives à l’intérieur des placards, en général beaucoup plus dénudées que celles que j’avais vues en classe malgré la vigilance des bons pères. C’était sans doute l’idéal féminin des anciens, un genre de dryades rondouillardes et dépoitraillées. Leur anatomie pigeonnait de la poitrine, se resserrait à la taille de guêpe et attirait le regard par des fesses saines et généreuses. Nos prédécesseurs devaient les caresser des yeux avant de s’endormir tout on rêvant d’orgies romaines. Je gage qu’ils se repaissaient de leur volupté provocante et traduisaient leurs désirs de jouer le séducteur auprès de ces femmes avides d’amours insatisfaites.

Il y eut bien quelques récriminations dans l’attribution des places de chacun. Celui ci voulait être plus prés de telle fenêtre, celui ci dans tel coin, plusieurs autres ayant sympathisé le matin voulant se retrouver voisins de chambrée. Il eut bien les inévitables grandes gueules voulant s’imposer, prendre telle place plutôt qu’une autre mais finalement l’attribution s’était déroulée dans la bonne humeur, nous qui étions du même âge et devions partager trois ans de notre expérience militaire.

Nous sommes rassemblés dans la grande salle pour que nous soyons enregistrés de manière plus formelle. En temps normal, c’est à dire dans la vie civile, cette salle aurait fort bien convenu comme salle des fêtes. Il aurait suffi qu’elle soit mieux disposée, qu’elle possède un minimum de chaises, qu’il y ait un buffet et des ouvreuses.

Mais foin de ces conditions amollissantes pour le moral du soldat que l’armée ignore superbement. Nous restions debout faute de sièges, pas question non plus de rafraîchissements et l’accorte ouvreuse était un sous-officier passionné par la bonne tenue des registres. Il releva nos noms, prénoms, ceux de nos parents et bien d’autres précisions dont l’armée semble friande.

 

 

L’approche du soir avait sournoisement aggravé notre faim, nous qui nous étions sustentés de la miche de pain, du camembert, du saucisson ou des rillettes que nos proches nous avaient affectueusement préparés pour le voyage. Ce fut donc avec soulagement que nous sommes entrés au réfectoire ou je rencontrais le même style de table et de bancs que j’avais essuyés autrefois de mes fonds de culotte.

Le premier arrivé s’était installé machinalement dans sa position habituelle. Il était bien calé vers l’avant comme s’il devait jouer aux cartes avec son vis-à-vis. De par sa position, il interdisait au banc de glisser légèrement en arrière pour permettre à nos postérieurs de s’installer comme il faut. C’est ainsi que l’on constate les inconvénients des repose-fesses communs à plusieurs convives n’ayant pas forcément la même manière de s’asseoir et qui s’assoient en fait n’importe comment.

D’autres, plus nonchalants, avaient pris leurs aises, les jambes étirées sous la table, accoudés sur le côté si bien que le banc en était complètement de travers. Ce n’est pas qu’ils en faisaient exprès, mais ils avaient leurs mauvaises habitudes. Par contre, sans même s’en rendre compte, ils imposent leur propre style aux fesses des camarades de table, obligés d’adopter l’attitude du voisin, ou bien de remettre le banc dans la position la plus confortable pour l’ensemble de nos fessiers. A moins que l’armée ne se décide à acheter des chaises, mais il ne faut pas rêver, le problème ne sera jamais correctement résolu.

 

Nous savions par avance que la gastronomie de l’armée est généralement dépourvue de recherche gustative qu’elle estime superflue. Nous nous attendions à ces plats sains, copieux et nourrissants, un savant mélange de ragoût, de fayots et de riz, parfaitement adapté à l’appétit redoutable de certains, qui autrement risqueraient de ruiner les finances de la République. Elle ne se démarquait pas outre mesure de ce que nous avions on famille. Je ne me sentais donc pas dépaysé.

Il ne nous restait qu’à nous endormir. Je suis tombé de sommeil, digérant la soupe aux fayots et revivant les grands événements que j’avais vécus en cette journée mémorable. Je pensais aussi à mes proches qui se faisaient peut être du souci pour leur rejeton, qu’ils avaient toujours mieux dorloté que n’importe quel colonel ne le ferait jamais. Mais autant dormir, car nous recevrons demain l’équipement du parfait soldat et j’abandonnerai le style pékin pour trois ans.

 

Nous n’étions pas habitué à la sonnerie du clairon car ni mon père, ni ma sœur, ni même personne dans la famille n’avait pareil instrument, et n’aurait d’ailleurs jamais eu l’idée farfelue d’en faire usage. Je me réveillais hagard et surpris de cette nouveauté qui entrait dans nos habitudes on nous réveillant en sursaut. Certains au sommeil profond furent virés du lit sans ménagement par leurs voisins impitoyables qui riaient à gorge déployée. Nous avons fait notre toilette dans la chaude promiscuité de notre chambrée et avons découvert combien la douche collective d’une cinquantaine de conscrits tout nus provoque de plaisanteries sur nos anatomies respectives. Je ne parle pas nécessairement de ce que vous pensez, mais nous présentions un large échantillonnage de tailles, de constitutions et d’allures plus ou moins harmonieuses entre le sac d’os et la rondeur bétaillère. Inutile de dire que nous nous sommes arrosés sans retenue jusqu’à l’arrivée d’un caporal ennemi du laisser-aller.

Le petit déjeuner n’avait bien sûr pas été prévu pour que les délicats puissent choisir entre le thé, le café ou le chocolat. Mon voisin, manifestement issu d’une famille bourgeoise, regrettait ses croissants et son pain grillé qu’il aurait accompagné de confitures. Je l’imaginais le petit doigt dressé comme le font les rombières. Un autre trempait goulûment d’énormes tartines dans son jus, puis après avoir ingurgité sa mangeaille, se pourléchait sans complexes les lèvres avec un grand mouchoir à carreaux. Là aussi chacun possède son style avant qu’il ne se sente repu et satisfait.

Maintenant que nous sommes sustentés, un caporal vint nous inspecter du haut de ses sardines, nous rassembla une fois de plus par petits groupes et nous accompagna à l’intendance. Les responsables évaluèrent succinctement nos tailles et nous distribuèrent nos uniformes, la veste et la capote bleue marine avec le pantalon au liséré jonquille. J’imaginais l’effet qu’il ferait sur moi et me laissais aller à rêvasser quand les suivants me rappelèrent à des considérations plus terre-à-terre. Je récoltais une paire de godillots imposants et solides, étant bien entendu qu’un chasseur on consomme beaucoup plus que les autres. Mais j’eus droit à une paire de chaussures plus légères et de guêtres du plus beau cuir pour ne pas paraître trop paysan pendant les sorties. J’avais l’équipement du parfait soldat, depuis le caleçon long jusqu’à la cravate et le treillis on bonne et solide toile blanche. Je passe bien entendu sur les quelques erreurs de tailles que l’on constate une fois qu’on les a essayées, les échanges faits après coup et les scènes qui les accompagnent. Et puis c’est aussi l’occasion pour lier connaissance avec les autres.

Avec le sac à dos et la gamelle en fer blanc trônant en haut du paquetage, j’étais un soldat de plus dans l’armée française. Je profitais de ma première sortie pour envoyer à mes parents une première carte postale montrant un prise d’armes dans la cour de la caserne. Nul doute qu’ils aient été émus on la recevant. Je leur faisais également part de notre prochain emménagement dans les nouveaux bâtiments[8] qui nous attendaient route de Woinville.

 

 

 

J’ai visité mon nouveau domaine au cours des corvées de peluches et de balayages qui sont on général le lot des nouveaux arrivés. Cette caserne paraissait renfermée sur son propre univers, car une épaisse rangée d’arbres la séparait de la route. Tout y avait été construit en bois et respirait le provisoire. La palissade en planches clouées sur une ossature on chevrons ne pouvait être comparée qu’à la descendante édulcorée de celle d’un camp romain pour demoiselles. Nos légionnaires d’autrefois l’auraient jugée nettement insuffisante pour la défense. Personne de sensé n’aurait pensé qu’elle soit destinée à autre chose qu’empêcher les soldats de faire le mur.

L’alignement rectiligne étant dans la nature de l’armée, tout y était tiré au cordeau. Les arbres de la cour, plantés il y a tout juste dix ans, formaient des alignements parfaitement droits, bombant à peine le tronc et ne laissant rien dépasser, si bien qu’on aurait pu les viser en enfilade sans trouver quoi que ce soit à redire. C’était quelque chose comme un absolu dans la perspective qui aurait comblé d’aise la plus sourcilleuse des culottes de peau. J’imagine que les oiseaux avaient leurs nids pareillement alignés, qu’ils devaient pondre en même temps et apprendre à leurs poussins l’équivalent oiseau des sifflements militaires.

Baignés des joies ineffables de l’alignement, nous allions tout naturellement à l’emplacement consacré aux revues et prises d’armes. C’est dans ce lieu, je dirais plutôt dans ce sanctuaire, que se déroulaient les cérémonies qui en représentent l’accomplissement suprême.

Pensant avoir acquis l’allure militaire indispensable, je suis allé en ville me faire photographier[9] en uniforme, aussi présentable que possible, les cheveux coupés et gominés. J’avais arrangé ma moustache[10], les pointes piquant vers le ciel, mais beaucoup plus courtes que celles du Kaiser[11] auquel je ne voulais pas ressembler pour un empire. Le photographe m’avait placé devant sa toile de fond pour militaires. Elle devait dater du père Bugeaud avec son enfilade de tentes d’un modèle fantaisiste et non réglementaire. Je m’étonne que personne ne lui en ait fait la remarque. J’avais posé mon képi nonchalamment sur le genou dans un mouvement de gracieuse élégance, mais de telle manière qu’on remarque le matricule de mon bataillon. J’avais le pied sur un rocher en carton, pour faire plus viril, un peu comme le chasseur de lions domine sa proie. C’est dans cette allure martiale que je pouvais passer à la postérité. C’était en novembre 1913.

 

 

Comme je l’ai dit plus haut, nous devions emménager de l’autre coté de la ville où nous attendait une caserne toute neuve conçue et construite selon les derniers progrès du règlement et des techniques. Ayant participé au déménagement de ma sœur, je me considérais un spécialiste en la matière. Bien entendu, on ne déménage pas une caserne comme un particulier et nos gradés, par définition connaissent le problème mieux que nous. Ils possèdent un manuel du soldat en déménagement qui prévoit tous les problèmes pouvant se présenter en pareil cas. Nous avons déménagé compagnie par compagnie, faisant attention à transporter à peu près tout en même temps, ne voulant pas par exemple avoir nos lits dans un endroit et nos polochons dans un autre. Il nous fallait aussi amener nos cuisines et approvisionnements entre le temps ou l’on finit de déjeuner et celui où commencent d’autres tiraillements de la faim.

C’était l’occasion toute indiquée pour le battage des couvertures[12], l’une des activités les plus comiques de la vie militaire. On la pratique généralement à l’entrée et à la sortie de l’hiver. Imaginez nous en treillis, portant nos couvertures et les battant de toutes nos forces pour en chasser la poussière. Nous les agrippions fermement à deux mains, nous tenant aux deux bouts, en dépensant toute l’énergie dont nous étions capables pour les agiter en de savantes et harmonieuses ondulations sinusoïdales. Certains ne parvenaient pas à accorder leurs mouvements malgré les conseils, les moqueries et les engueulades dont ils étaient l’objet. Peut être qu’ils n’étaient pas très futés, peut être aussi qu’ils en faisaient exprès. La couverture, tiraillée n’importe comment, leur échappait des mains, le déséquilibre les faisant tomber sur les fesses avec un manque total de dignité. Ce n’étaient qu’éclats de rires soudains et cris de sauvages, qu’autorisaient à la fois les sous-officiers et l’aspect bon enfant de cette saine et comique occupation.

Il est seulement dommage de constater combien cette opération aurait pu être facilitée si nous avions disposé de fils de fer pour pendre les couvertures et de battoirs comme on les utilise depuis toujours dans le civil. Mais que voulez vous, l’armée procédait déjà de cette manière dans les légions de César et avait négligé de se mettre à l’heure du progrès.

 

Cette caserne sera désormais mon univers pendant trois ans[13]  alors que nos aînés n’y avaient séjourné que deux. On nous avait fait passer la pilule en nous révélant que l’Allemagne était tellement armée qu’elle n’aurait fait qu’une bouchée de nos défenses en cas de conflit. L’Etat-Major, conscient du péril, ne voulait pas recommencer les erreurs de 1870 qui nous avait amené les Prussiens jusqu’en Normandie. ils étaient repartis après nous avoir soutiré une copieuse indemnité de déplacement, laissant ça et là quelques bébés blonds qui ne mangeraient pas de choucroute.

 

On n’est pas un bon chasseur à pied sans connaître l’origine de son arme. J’appris des anciens pourquoi et comment ont été constitués les premières unités de chasseurs, recrutés parmi les garde-chasse dans la Prusse de Frédéric Il. C’étaient des hommes robustes, habitués à la vie en plein air et d’excellents tireurs. Un certain Fischer constitua les premières unités françaises en 1743 avec des fantassins et des cavaliers. C’est l’origine des chasseurs à pied, des chasseurs à cheval et des chasseurs alpins.

Le maréchal de Broglie s’y intéressa à son tour, utilisa les mêmes méthodes et fit en sorte que chaque régiment dispose d’une compagnie de chasseurs dés 1760, ce qui fut accompli en 1775. Ils portaient les épaulettes vertes avec un cor de chasse sur le col. Assez bizarrement, la Révolution les supprima en les incorporant au nom de l’égalité dans les régiments d’infanterie légère.

C’est sous l’Empire que l’un de ces corps d’infanterie prit le nom de Chasseurs a pied qu’il a conservé depuis. Louis-Philippe donna leur drapeau aux dix bataillons existant en 1840. Mais, alors que l’armée avait adopté le pantalon rouge, les chasseurs, sans doute pour se singulariser, prirent le pantalon bleu à soutache jonquille, ne s’estimant sans doute pas concernés par les intérêts des producteurs de garance du midi.

L’absence de pantalon rouge ne les empêcha pas de s’illustrer contre les trois mille cavaliers d’Abd el Kader à Sidi-Brahim en 1845 dont l’anniversaire est resté notre fête traditionnelle. Les Chasseurs, qui comptaient 21 bataillons sous le second Empire, prirent l’habitude de marcher sur quatre rangs à l’allure rapide d’onze kilomètres à l’heure. Mais détail curieux, chasseurs à pied et chasseurs alpins ne possèdent ensemble qu’un drapeau dont la garde est confiée alternativement à chaque bataillon.

Toujours est-il qu’il ne faut pas faire d’impair avec les usages. J’ai du bannir le mot Régiment de mon vocabulaire. Il convient peut être aux autres armes, mais quand il s’agit de nous, il faut utiliser le mot consacré et ne parler que de bataillons. On me précisa qu’en temps de paix, chaque bataillon est divisé en quatre compagnies d’environ 250 hommes, chacune sous les ordres d’un capitaine et de deux lieutenants. Le lieutenant Boulanger[14] de la troisième compagnie nous avait appris cette noble histoire.

C’est ce que les anciens apprennent à la bleusaille. Et Dieu sait ai les Français cultivent avec amour les particularités qui les distinguent du voisin, sachant qu’ils sont tous des êtres fabriqués à un seul et magnifique exemplaire, qu’il serait choquant de comparer aux autres, d’ailleurs tout aussi jaloux de leurs propres individualités. Le Français est toujours spécial, son existence est spéciale comme est spécial tout ce qui le touche. Même quand il vous traite d’andouille, il aura soin de préciser qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle andouille anonyme et interchangeable, mais d’une espèce d’andouille bien spécifique. C’est ce qui les distingue des andouilles germaniques dénuées de personnalité et se ressemblent toutes comme si elles portaient l’uniforme feldgrau.

Le Français est en effet un être déroutant par ses contradictions. Il ne reste jamais identique à lui même et il faut faire la différence entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. C’est particulièrement vrai du temps qu’il passe sous les drapeaux. il aura copieusement pesté contre les servitudes de la vie militaire, il aura protesté comme un écorché contre les brimades, les vexations et les injustices, vraies ou ressenties comme telles, qu’il aura subies au cours de son service, Il attendra la quille avec l’impatience de ceux qui estiment avoir perdu leur temps dans un univers illogique et pesant. Mais le plus curieux et le plus drôle est que ce même Français, une fois rendu à la vie civile, n’a rien de plus pressé que de retrouver les anciens, se réunir en amicales, arborer quelque détail qui rappelle l’uniforme[15] et parler avec passion du bon temps où il était sous les drapeaux. Cette contradiction apparente n’est que l’expression explosive de sa riche nature, mais elle déroute les étrangers qui la jugent parfaitement incompréhensible.

 

Ceux qui ont fait leur temps avant moi connaissent par expérience la belle et saine ambiance des casernes. On pourrait dire leur intense activité si beaucoup n’affichaient pas l’exemple du parfait tire au flanc. L’examinateur superficiel ne verrait peut-être qu’une savante et méticuleuse organisation où chacun semblerait particulièrement affairé. La corvée de peluches d’une centaine de kilos de patates est toujours le centre bourdonnant de conversations instructives sur les joies simples et saines de la vie militaire. S’affairant à la tâche, chacun venait à bout de ses dix kilos de tubercules au bout d’une matinée mondaine du genre salon où l’on cause. Certains balayaient le vastes esplanades avec l’air profondément désabusé de ceux qui ne voient pas l’absolue nécessité des tâches qu’on leur confie. Ils ne se trompaient pas beaucoup quand le vent de l’automne anéantissait leurs efforts en soufflant les tas de feuilles mortes qu’ils avaient empilés avec tant de patience.

Ca et là passaient les quelques sous-officiers qui avaient distribué ces tâches exaltantes. Ils inspectaient les faibles élans d’énergie de cette ruche qu’ils auraient voulue quand même un peu plus bourdonnante. Les exécutants, surpris dans leur manque de conviction, mettaient alors un point d’honneur à hausser le rendement à un niveau plus décent. Les aides de cuisine déroulaient soudainement les épluchures en rubans minces et rapides, les balayeurs augmentaient soudain la cadence et faisant voler la poussière et les feuilles mortes sous le nez satisfait des gradés. J’avais aussi repéré le manège d’un voisin de chambrée, un certain Gérard[16]. Il se promenait à longueur de journée avec un pot de peinture, mais je ne l’avais jamais vu peindre quoi que ce soit. Il prenait l’air faussement affairé en croisant un gradé et en profitait pour visiter les chambrées où il passait son temps avec les autres tire-au-flanc qui s’étaient faits porter pâles.

 

 

 

Le hasard des attributions vient de m’affecter à la troisième compagnie sous les ordres du lieutenant Boulanger. Mes autres supérieurs étaient les nouveaux sous-officiers depuis un copieux sardinage récent qui avait attribué un nouveau grade aux anciens. Un tel événement se fête nécessairement, mais alors que dans la vie civile, nous aurions pensé le faire en trinquant à la santé des intéressés, nous savions que l’armée avait ses propres usages et que nous devrions nous attendre à une inspection suivie d’une prise d!armes au cours de laquelle les promus de la veille inaugureraient leur promotion.

Ayant été prévenus d’une inspection plus sérieuse que les autres, nous devions donc veiller à ce que nos affaires personnelles soient dans nos armoires et nos équipements sur les étagères selon un ordonnancement savamment défini. Jusqu’ici, rien que de parfaitement normal, car nous avions répondu par avance à ce besoin d’absolu de l’armée. Nous avions brossé nos uniformes et en avions fait briller les boutons en protégeant le tissus par des bouts de carton découpés en vue de cette délicate opération.

Mais la manière de faire le lit relevait non plus de l’inspection, mais d’un rite presque religieux. Il devait être dressé parfaitement au carré et vu d’en haut, être aussi plat qu’un billard, sans aucun pli, le polochon cylindrique posé de telle manière qu’il procure à l’ensemble l’aspect le plus géométrique. Les bords aussi doivent être agencés selon une science que je n’aurais jamais imaginée auparavant et que j’appliquais avec un soin religieux.

Nous étions tous au garde à vous, la main sur la fameuse couture jonquille, le buste harmonieusement bombé, le regard dirigé vers un horizon impersonnel. Nous n’étions pas très rassurés sur la beauté de notre oeuvre, espérant que le sergent passerait au suivant sans se monter trop difficile sur l’harmonie de la présentation. Il avait trouvé çà et là certaines ondulations légères mais honteuses dans quelques lits dont la perfection laissait un peu à désirer. Les fautifs en furent quittes pour les future corvées de patates et de balayage afin qu’ils s’imprègnent du manque de beauté de leur plumard.

 

 

 

L’instruction débuta pour trois mois de cours élémentaire de formation. On nous enseigna à marcher au pas, faire le maniement d’armes et apprendre à nous en servir. Nous nous sommes exercés aux exercices les plus inattendus, si bien que nous n’étions plus les bleus mal dégrossis d’autrefois. Les Samiellois[17] ne nous distinguaient même plus des anciennes classes.

 

L’armée m’incorpora alors dans l’équipe des sapeurs-pionniers. Je me souviens de notre première sortie qu’une photo immortalise[18]. Nous étions presque tous en chemises au cours de cette journée de printemps, à part l’un d’entre nous, sans doute frileux, qui avait gardé sa capote. Nous portions bien le képi de travers, mais l’exercice ne relevant pas de la revue de détail, le fait ne portait pas à conséquence.

Mais parlons de Saint-Mihiel, de la ville, de son histoire et de sa garnison avant de poursuivre.

 

[3] constituée de trompettes et de tambours comme l’indiquent les documents de l’époque.

[4] Le jour de congé scolaire était alors le jeudi. D’où le souhait d’une semaine des quatre jeudis.

[5] Carte postale d’autrefois éditée par La Meuse. Illustrée.

[6] d’abord les baraquements du 29ème B.C.P (remplacés par l’actuelle gendarmerie) puis la Caserne Canrobert du 161ème  RI. enfin la caserne Mac-Mahon du 150ème  RI.

[7] carte postale de l’époque.

[8] A peu de distance de l’octroi sur la route de Woinville. Ils furent pillés par les Allemands, puis les habitants récupérèrent les matériaux pour remettre en état leurs maisons. Il n’en reste plus que la maçonnerie.

[9]  Voir note en annexe.

[10]  Elles furent obligatoires jusqu’en 1916.

[11]  L’empereur d’Allemagne, Guillaume Il.

[12] une carte postale montre Ie. battage des couvertures au 155.RI de Commercy.

[13] .La loi avait été adoptée I. 7 août 1913. Voir note dans I. chapitre 10.

[14] .Personnage réel, capitaine en 1914, aimé de ses hommes. Nous avons conservé des lettres de sa main

15] Les anciens combattants ont adopté Ie. béret basque.

[16] Il fallait bien un détail amusant, ce sont les exploits d’un cousin employé à la Samaritaine, plus pressé de chahuter avec les vendeuses qu’à remplir son rôle d’agent d’entretien.

[17] habitants de Saint-Mihiel.

[18] Voir en annexe. Elle porte un tampon lisant: Equipe des Sapeurs-pionniers.

En passant par la Lorraine