VERS LE DESTIN

Nous étions à Mézières(1) pendant ces événements et je pense que notre nouveau changement de domicile a du être motivé par les mêmes raisons que les précédentes. La réputation de mon père y était peut être pour quelque chose, mais le peu d’importance de ce village représentait un handicap déterminant, la clientèle y étant par trop réduite. Mes parents en avaient accepté l’évidence. Ils firent inconsciemment leur étude de marché et en déduisirent que le gros bourg voisin présentait des conditions autrement favorables. C’est ainsi qu’ils décidèrent de s’établir rue du village à Potigny (2).

[1] à seize kilomètres au nord de Falaise. Le nom vient du latin maceriae. et désigne des bâtiments en ruine. Souvenir probable des invasions danoises.

[2] à dix kilomètres au nord de Falaise, juste en dessous du Mont-Joly. C’était presque un retour à la case départ

 

J’avais maintenant dix-huit ans et y trouverai plus facilement un emploi. Mon père me présenta(3) chez ses clients, les frères Chauvet. Nous les avions connus s’attardant à l’échoppe, bavardant sur les menus faits de l’existence, se plaignant de la dureté des temps, des clients difficiles, jamais contents, incapables de distinguer entre le travail impeccable de l’homme de l’art et le travail lamentable des gougnafiers. Ils ne manquaient cependant pas de travail et avaient précisément besoin d’un manœuvre. Ils me jaugèrent un peu comme on détaille un cheval au marché et m’engagèrent pour le 1 janvier(4) 1910. Comme ils étaient couvreurs à Tassilly, ils m’assuraient donc une situation élevée.

[3] c’était alors la coutume et les offres d’emploi étaient complétées par la formule: présenté par ses parents

[4] Seul était chômé le 14 juillet en dehors des dimanches. Les semaines étaient de plus de 50 heures 

 

On peut toujours se demander comment un jeune homme choisit un métier plutôt qu’un autre. Et d’abord, pourquoi donc Papa était-il cordonnier? Il avait peut être épousé une demoiselle Crépin, du nom du saint patron de la corporation, mais même si la coïncidence est comique, il était cordonnier bien avant de la connaître. Il aurait pu être garde-champêtre comme son père et son frère, charpentier comme son oncle, toutes les suppositions étant possibles. En fait, voyant comment j’avais été embauché la veille, j’en concluais sagement que les circonstances avaient décidé pour lui comme pour moi et je présume qu’il en va de même pour tous les gamins qui entrent dans leur premier emploi.

Je quittais les frères Chauvet le 30 juillet 1911 après avoir obtenu mon certificat de travai(5), car c’est moi qui déménageais à mon tour. Mon oncle Émile, garde champêtre à Vieux-Pont(6), m’invitait chez lui. Il m’avait toujours pris en affection et assuré que je ne devais pas me faire de soucis pour le travail, car j’étais maintenant reconnu compagnon-couvreur et cette promotion m’ouvrait de nouvelles perspectives.

5] Tous les certificats de travail de nos parents figurent en annexe.

[6] à 8 km à l’est de Saint-Pierre sur Dives.

 

Et pourtant, je ne suis pas resté très longtemps, ni chez mon oncle, ni chez mon employeur, voulant sortir de mon trou de campagne pour découvrir le vaste monde. Petit paysan attiré par la grande ville, je quittais la Normandie et m’installais à Saint-Germain, chez ma sœur Laure dont on vient de parler au chapitre précèdent. Mais avant de me laisser faire quoi que ce soit, elle m’avait souverainement embauché pour l’aider à déménager(7) rue D’Alger.

[7] Précision de Georges Vivien: avant qu’il aille au régiment. Il ne peut s’agir que de la rue d’Alger où la tante habitait déjà quand il s’installa chez elle en 1913. Les dates concordent donc.

 

J’ai vécu plusieurs jours d’emballages et de déballages intenses, de transports en carrioles prêtées par des amis complaisants, de descentes et de montées d’escaliers qui n’en finissaient plus. Nous déposions tant bien que mal les meubles, les cadres et les pots de fleurs aux emplacements que nous jugions logiques selon notre conception personnelle de l’harmonie des choses. Je me rendis compte une nouvelle fois que ce concept est très relatif, qu’il varie d’un individu à l’autre, et en particulier chez les femmes qui ont leur logique de femme, bien différente de la nôtre. Ma sœur se chargea de me démontrer cette vérité élémentaire, dont je n’avais pas encore évalué ni la saine rigueur ni la sublime beauté. Elle nous fit plusieurs fois transférer les meubles en d’autres emplacements, puis réflexion faite, à un autre encore qui la transfigurait d’aise et de plaisir. J’en étais bien content pour elle, surtout quand tout fut terminé et que je pus enfin m’occuper de mes courbatures.

Embauché peu après, je grimpais sur les toits et m’y étirais comme les chats en posant les ardoises à bout de bras chaque fois que nous avions la paresse d’accrocher les échelles un peu plus loin en respectant les régIes élémentaires de la sécurité. Le contremaître, furieux de notre inconscience, nous houspillait chaque fois de copieuses engueulades. Il nous traitait de têtes sans cervelle, que nous frôlions la catastrophe et irions nous écraser dix mètres plus bas, qu’on serait bien avancé de se retrouver à l’hôpital, et que ce serait encore lui qui en aurait la responsabilité et les em ... bêtements. Maintenant en âge de comprendre combien il avait raison, j’en ressens parfois une peur rétrospective. Quoi qu’il en soit, j’avais débuté en mars 1912 au salaire de cent sous(8) par jour. Pour moi la promotion était royale(9).

[8] Soient 5 francs or.

[9] Le salaire d’un plombier confirmé était de 4,20 l’heure on Normandie et de 7,50 à Paris.

 


Le 24 octobre 1912 au mariage de Maurice, son frère aîné. (notre Mère avait 18 ans)

C’est aussi en mars 1912 que je fis la connaissance de Marcelle Vivien, la nièce par alliance de ma sœur. Elle me fit part de sa prochaine visite un peu comme s’il s’agissait d’une amie venant rechercher un parapluie oublié. D’un ton qui se voulait détaché, elle me conseilla de me montrer galant et d’apporter quelques crottes en chocolat et quelques fleurs, mais surtout pas de gâteaux. Intrigué par ce détail inattendu, elle m’expliqua que la jeune Marcelle en avait mangé beaucoup plus que son soûl chez ses parents pâtissiers à Vimoutiers(10) qui lui refilaient les gâteaux invendus pour les consommer à l’école.

 

 

Quelle chance avait-elle eue, pensais-je, nous qui n’en avions pour ainsi dire jamais!. Je ne pouvais en effet imaginer qu’elle ne rêvait alors que de tartines de beurre salé avec une léchouille de jambon, qu’elle échangeait avec les autres écolières qui lorgnaient sur ses tartelettes avec une convoitise difficile à dissimuler.

 Obéissant aux instructions de ma sœur, j’avais pris les plus belle crottes en chocolat, mais aussi une boite de tuiles aux amandes, histoire de dire que j’étais couvreur depuis peu, et me ménager ainsi un sujet de conversation tout trouvé. Je sortis de la confiserie d’un air conquérant. Il n’en fut pas de même chez la fleuriste. Porter un bouquet m’irait probablement autant qu’un tablier à une chèvre et je me voyais mal retournant à la maison avec des colis aussi expressifs quant à leur genre de destinataire. Voyant mon embarras, la fleuriste me conseilla au mieux de mon inexpérience et de sa gentillesse et me prépara en souriant une composition florale de circonstances. J’étais sauvé.

En vérité, j’étais impatient de connaître cette inconnue dont ma sœur me disait le plus grand bien. J’épiais les moindres bruits de sonnette et attendais avec impatience qu’elle apparaisse sur le pas de la porte. Enfin elle arriva, le teint frais, le sourire communicatif dans un beau visage en amande que par un soupçon d’admiration inavouée, je comparais aux amandes douces. Ajoutons que la jeune vendeuse de fanfreluches qu’elle était alors portait une certaine élégance et se démarquait nettement de l’atmosphère culinaire dans laquelle nous vivions.

Ma sœur Laure avait en fait organisé cette rencontre dans une intention bien précise et bien entendu, sans m’en faire part. La connaissant, je m’en doutais un peu. Je l’entendais exprimer çà et là quelques remarques parfaitement anodines, mais lourdes de sous-entendus qui troublaient le déroulement logique de mes propos. Encore peu habitué à la compagnie des jeunes filles de mon âge, je faisais mon possible pour paraître à mon aise, ne sachant pas si je donnais le change ni ce qu’elle pensait de moi. Ma sœur avait eu soin de diriger la conversation. Elle nous octroyait souverainement la parole, dirigeait les questions et insinuait les réponses de telle manière que nous savions à peu près tout l’un de l’autre au bout de ces quelques heures pendant lesquelles je me découvris modestement un talent oratoire tout nouveau.

 

Nous avons terminé cette sympathique réunion par une coupe de Champagne en devisant des banalités mondaines les plus exquises, surpris par le soir qui tombait et nous faisait signe que nous devions décemment nous quitter, si bien que nous nous sommes tous embrassés comme du bon pain, nous promettant de nous retrouver lors d’une prochaine occasion que, sans oser le dire, je souhaitais la plus proche possible. Une fois partie la jeune Marcelle, je constatais combien ma sœur épiait mes moindres attitudes de son air inquisiteur et sondait mes pensées les plus intimes. Je n’avais plus qu’une hâte, m’endormir ce soir là les yeux pleins de l’image de Marcelle.

de G à D: Maurice futur colonel la GM le GP Marcelle (ma mère) en blanc et Germaine.

Nous ne savions pas encore que nous nous marierions quelques années plus tard après bien des péripéties que nous verrons au cours de ce récit. Sa famille était originaire du village de Rai aux environs de L’Aigle. Les grands-parents Théodore(11) et Louise Vivien avaient ouvert une pâtisserie à Vimoutiers après leur mariage en 1844. Ils inauguraient ainsi une tradition alimentaire qui ne devait plus se démentir, les divers membres de la famille étant pâtissiers, charcutiers, cuisiniers ou restaurateurs.

 

 

Le Restaurant de St Germain en Laye.

Marcelle habitait chez ses parents qui tenaient le restaurant Rotillon sur la place du marché. Il avait une clientèle de commerçants, de rentiers et de petits bourgeois. L’établissement(12), sis en face de la poste, à l’entrée de la rue de Pologne, arborait fièrement un store aux couleurs des bières de la Meuse, indiquait qu’on y servait les repas à la carte et qu’il y avait des chambres pour les voyageurs.

 

 

Son père, Charles(13) jouissait d’une réputation de parfait cuisinier, exactement comme son frère Paul auquel il ressemblait de manière frappante. Mais contrairement à lui, c’était un coureur de jupons incorrigible. Ma sœur connaissait bien ses frasques, rien ne lui échappant dans ce domaine(14) . Elle l’avait surpris un matin avec une jeunette alors qu’ils descendaient ensemble l’escalier menant aux chambres. Pas décontenancé le moins du monde, il lui expliqua que cette jeune femme démunie et malheureuse ne savait où aller, qu’il avait écouté son bon cœur et l’avait logée pour la nuit. Mon propre père, expert en la matière, aurait goûté pleinement le sel de la situation.

[13] Charles Vivien (1852-1912) avait épousé en 1877, Célestine Marais (1854-1928) originaire de Damigny

[14] Relaté par la tante Laure Il y a une trentaine d’années. Les frasques de nos deux grands-pères auraient pu remplir un cahier de cent pages

 

Après cette rencontre, je n’eus pas d’efforts à faire pour tirer les vers du nez à ma sœur qui ne demandait que cela. Elle me dit que Marcelle avait débuté à seize ans dans la vie professionnelle, mais n’avait pas voulu se retrouver dans un métier alimentaire, sans doute pour sortir des conversations habituelles sur le bœuf mironton, l’omelette au lard ou le pot au feu. Par réaction, elle était entrée(15) dans la corseterie et les jupons. C’était le moment que ses patrons avaient choisi pour nettoyer et faire photographier leur devanture. Bien qu’elle soit placée dans l’une des rues les plus commerçantes de la ville, c’était une façade parfaitement quelconque et il aurait été inutile de la décorer tant elle était surchargée de corsets, de robes, et des seuls sous-vêtements féminins que la décence permettait d’exposer à la lubricité des passants. Il y en avait même au dessus de la porte, si bien qu’on se demandait comment la clientèle pouvait se diriger autrement qu’à tâtons dans la pénombre de l’intérieur.

15] voir notes au chapitre correspondant.

 

 

Marcelle trône telle une jeune déesse au centre de la photo. Elle tient à la main un chapeau, style galette des rois avec des plumes, parfaitement encombrant, mais qu’elle tient avec une grâce toute naturelle. Les trois autres vendeuses s’effacent dans la grisaille et la banalité pour mettre Marcelle en valeur. C’est un savant dégradé pictural que n’aurait pas désavoué un artiste.

 Ma sœur s’était facilement rendue compte de mon trouble malgré les efforts que je faisais pour ne pas le laisser paraître. Mais une sœur de cette trempe et de surcroît particulièrement marieuse, cherchera toujours à fourrer son nez dans tout ce qui vous touche. C’était pour elle d’autant plus facile qu’elle avait ses deux victimes sous la main.

Pourquoi fallut-il que la jeune Marcelle quitte brusquement Saint-Germain pour s’établir à Caen où elle était embauchée(16) comme vendeuse aux Galeries Demogé, rue Saint-Jean? En fait, ses parents avaient cédé leur restaurant et s’étaient retirés à Vimoutiers ou son père était mort en septembre 1912. Ma sœur, dépitée de ce fâcheux contretemps voyait s’évanouir les projets qu’elle avait formés. Je ressentais aussi cette séparation comme une injustice du sort.

[16] Le 21 mars 1913.

 

Nous étions en 1913. J’aurai bientôt vingt et un ans et serai appelé sous les drapeaux. On m’enverra pour trois ans dans une garnison lointaine et il était inutile de se poser de questions au sujet de mon prochain domicile. Autant revoir mes parents avant le grand départ. Je me présentais au Conseil de révision de Falaise-nord qui me reconnut bon pour le service et m’affecta au 29ème  bataillon de chasseurs à pied stationné à Saint-Mihiel où je devais me présenter le 9 octobre.

Le sort était jeté, je comptais maintenant les jours. Mais entre-temps j’avais été disséqué dans les divers composants de mon anatomie. L’armée avait noté soigneusement mes cheveux bruns, mes yeux gris, mon front fuyant et mon nez rectiligne, le tout assaisonné d’un teint coloré. Ce sont des détails auxquels je n’avais jusqu’ici jamais porté attention. J’espère que mes proches qui ont de moi une impression générale et assez harmonieuse, mais sans détails superflus, me reconnaîtront quand même.

 

 En passant par la Lorraine