Nous étions en pleine bataille de la Marne. Les Allemands avaient tellement progressé que Verdun était dans un saillant qui se rétrécissait chaque jour comme une peau de chagrin. Attaquée à l’est par la quatrième armée allemande du prince Ruprecht de Bavière, gravement menacée à l’ouest par la cinquième armée du Kronprinz[1], elle menaçait de tomber. La situation était d’autant plus grave que les autres armées allemandes qui avaient déferlé on Champagne, arrivaient avec toutes leurs forces.

[1] .Elle était en fait dirigée par Ludendorf. Au premier, les lauriers, au second le boulot, c’est l’habitude

Leur cinquième armée, partie de Luxembourg le 21 août. traversait Longwy, passait la Meuse à Dun le 1er septembre où elle se heurtait à notre troisième armée. Elle progressait encore et avait atteint Clermont en Argonne le 5 septembre, tout en envoyant des éléments faire diversion on direction de Verdun et de Saint-Mihiel et si possible s’en emparer.

C’est pourquoi nous avons traversé la Meuse et remonté sa rive gauche on direction du nord par Marre, Régnéville pour arriver à Romagne sous Montfaucon[2]. Nous attaquions leur flanc gauche on suivant les Allemands dans leur progression vers le sud-est afin de leur barrer la route.

[2] Maintenant Romagne~Gesne

 

Le 25 août, nous traversons Mangiennes et participons à la préparation défensive d’un bois avant de nous diriger vers la Meuse que nous franchissons le 26 août à Charny, un peu au nord de Verdun. Nous prenons un peu de repos au moulin de Marre avant d’atteindre Régnéville où nous cantonnons. Le 25ème BCP est notre voisin à Cumières.

Nous sommes à Forges sur Meuse et employons les quatre journées des 27 au 30 août pour préparer la défense le long de la rivière face à une ligne allant de Consevoye à Brabant sur l’autre rive. Nous avons compris l’importance de ces travaux quand la ligne de feu se fut stabilisée devant Saint-Mihiel.

Le 31 août, nous repartons à 8 heures du soir on direction de Romagne sous Montfaucon et arrivons à minuit au cantonnement que nous quittons à quatre heures du matin. Tout au long du chemin, nous croisons des réfugiés qui se dirigeaient vers le sud avec leurs familles, leurs carrioles et ce qu’ils avaient pu prendre de leurs biens. Leurs yeux hagards nous étalaient pitoyablement leur misère.

Nous avons réussi à bivouaquer le i septembre dans un bois face à Montfaucon. Nous sommes aussitôt bombardés et faisons retraite vers le sud où nous cantonnons à Cierges. Les Allemands s’empareront de Montfaucon[3] le lendemain.

[3] Les Allemands le conserveront pendant toute la guerre

 

Nous n’avions pas encore fini de marcher, car le 3 septembre. par une chaleur torride, nous nous dirigeons pour Dombasle en Argonne à 18 km plus au sud ou nous cantonnons à nouveau quelques heures. Nous traversons la forêt de Hesse. le village d’Osches et cantonnons à nouveau à Saint-André on Barrois.

 

Nous ne faisons que reculer. Nous avions marché une bonne centaine de kilomètres et ne devions pas présenter un aspect avenant. Nos uniformes poussiéreux. maculés de taches et de boue, nous privaient de tout panache et, faute de nous être lavés pendant tout ce temps, nous exhalions un fumet qui aurait incommodé le moins difficile.

 

C’est dire que nous ne pensions pas faire du tourisme quand nous sommes passés à peu de distance de Varennes en Argonne. C’est là que le 17 juin 1791, Louis XVI fit une halte à l’auberge dans l’intention de rejoindre l’armée de Bouillé. Il ne savait pas qu’un certain Sauce au nom gastronomique, mais aussi plus futé que les autres habitants, le reconnaîtrait grâce à son profil bien joufflu gravé sur les pièces de monnaie. Confondu et arrêté, le roi fut reconduit sous bonne garde à Paris avant de connaître la fin que l’on sait.

C’est aussi à peu de distance que se trouve Valmy, où plus heureux que nous le sommes actuellement, nos ancêtres battirent les Prussiens le 20 septembre 1792.

 

 

 

Nous quittons Saint-André en Barrois pour Bar-le-Duc le 5 septembre où nous devions embarquer pour Paris. Ce n’était qu’un bobard de plus, car nous continuons vers le sud en traversant Heippes, lssoncourt, Erizé la Petite et Erizé la grande. Le lendemain 6 septembre est un dimanche, mais ce détail n’a vraiment plus aucun sens depuis notre départ de Saint-Mihiel. Nous bivouaquons en bordure d’Erizé la Petite. Nous entendons au loin le bruit du canon pendant que brûle Petz.

 

Bien qu’exténués par ces marches continuelles, nous ne nous étions heurtés qu’aux éléments avancés de l’ennemi. Les nouvelles reçues depuis les unités de première ligne étaient loin d’être bonnes. Nous croisions des convois de blessés évacués vers l’arrière. Un lieutenant nous révéla combien nos forces étaient insuffisantes car nous avions devant nous les huit régiments bavarois du treizième corps d’armée, alors que nous ne disposions que d’un faible rideau de troupes.

 

NOTE:    Notre Etat-Major avait prévu que les troupes de première ligne seraient relevées le 10 septembre avant quatre heures du matin et seraient remplacées par les 106ème et 150ème Rl, ce dernier de la réserve générale. En raison de la retraite, les liaisons avaient souffert et avaient occasionné plusieurs ordres contradictoires au sujet des relèves. L’ennemi s’était rendu compte de la situation et de l’épuisement de nos soldats.

 

 


Facade ouest de l'église de Rembercourt

Nous sommes parvenus le 7 septembre à 18 heures et demie sur les objectifs qui nous ont été assignés à Erizé la Grande. Nous nous déployons derrière la voie ferrée et la gare de la Vau-Marie[4] sur la voie du Chemin de fer Meusien[5] allant de Bar-le-Duc à Verdun. L’ennemi est proche de nous. Il est vingt heures et les balles commencent à siffler. Nous nous emparons de la petite gare de Rembercourt, grimpons la colline et occupons la ferme de la Vau-Marie. Avec ses quatre bâtiments, un ravin et un bouquet d’arbres, elle représentait un point stratégique dominant les environs. En bas se trouve la source de l’Aisne.

[4] Commune de Rembercourt-Sommaisne

[5] Partant de Bar-le-Duc, peu après la Vau-Marie, une branche allait vers Clermont en Argonne, et l’autre à Verdun. Après avoir servi au ravitaillement de Verdun, la ligne sera supprimée après guerre

 


Tombes sur le talus de la voie ferrée.

L’ennemi avait profité de l’obscurité pour se mettre à l’abri de notre artillerie. Par malchance il pleut à torrents. Nous contre-attaquons le 8 septembre dans la boue crayeuse qui colle aux semelles et ne nous quitte plus. Nous parvenons cependant à rétablir la situation un moment compromise. L’ennemi nous bombarde et prépare une attaque. Nous creusons des créneaux individuels dans le talus de la voie ferrée.

 

Au soir du 9 septembre, nous occupons la ligne de défense entre Fontaine-Saint-Louvent, Fontaine des Trois Evêques et la station de la Vau-Marie. Les trois bataillons de chasseurs à pied, les 25ème, 26ème et 29ème sont installés le long de la voie ferrée. Nous sommes épaulés par les 3 groupes d’artillerie de 75 du 25ème RAC ainsi que par la 12ème division d’infanterie. Le 2ème bataillon du 106ème RI était installé depuis la veille entre le 29ème BCP et les 25 et 26ème BCP. Nous attendions l’attaque.

La bataille de la Marne sur le sol meusien.

Elle se produisit le dans la nuit du 9 au 10 septembre à minuit. La bataille de la Vau-Marie[6] venait de commencer. Les unités d’assaut de leur cinquième armée s’étaient formés en colonnes parallèles, très proches l’une de l’autre et précédées d’un rideau de tirailleurs. La nuit était opaque et l’ennemi utilisait toutes les ressources du camouflage. Une sentinelle du 106ème RI, bien qu’ayant du mal à garder les yeux ouverts, s’était rendue compte que des gerbes de blé ne se trouvaient plus à la même place qu’auparavant, mais se déplaçaient peu à peu en notre direction. Il était temps qu’il alerte son chef de section, car les Allemands étaient arrivés à peu de distance de nos postes avancés.

[6] tiré du récit de Paul Scribe dans le Journal des Combattants de septembre 1950

(Carte tirée de l'ouvrage du capitaine Jolibois: Les Chasseurs de St Mihiel et la guerre dans la Meuse. Elle indique la position des armées après les sanglants combats du 10 septembre 1914. La ligne en pointillé indique sur le front de la Vau-Marie, l'emplacement des XIIIème corps d'active et du VIème corps de réserve allemand le 9 septembre, veille de l'attaque.)

 

 


Cour de la ferme de Vaux Marie

Ils nous attaquèrent en même temps qu’ils faisaient sonner le clairon du cessez le feu français pour brouiller davantage notre situation. A gauche, les 29ème et 25ème ainsi que le 26ème BCP, plus à droite vers Beauzé, soutenus par les 106ème et 67ème RI, réussissent à contenir le choc allemand. Par contre, à droite, le 26ème BCP est débordé. Les Allemands occupent alors la ferme de la Vau-Marie à laquelle ils mettent le feu. Nous nous battons à la lueur de l’incendie, éclairés par les flammes qui fusent vers le ciel, éparpillant leurs flammèches qui retombent comme des lucioles.

Forts de cet avantage l’ennemi traverse la rivière Aire en direction de Courcelles pour nous prendre à revers. Mais nous avions prévu la manœuvre et leur infligeons des pertes sévères en nous maintenant sur nos positions.

 

 

Nous n’aurions jamais imaginé une nuit aussi sanglante, ni être la victime des ruses de l’ennemi. Nous avions entendu la sonnerie d’une charge vers Rembercourt, puis une marche funèbre suivie du cri: «Français, ne tirez pas!». Pensant nous troubler davantage encore, les Allemands franchissaient nos tranchées en pleine nuit en criant: «France 106 !»[7]. C’était le régiment qui luttait à nos côtés. Mais nous n’avions pas le temps de nous indigner de leur duplicité, bien trop occupés que nous étions à faire des cartons sur eux quand ils sautaient au dessus de nos tranchées. Dans de telles conditions, que nous reste-t-il sinon de tirer sur tout ce qui bouge?.

[7] Ce souvenir de notre père nous avait frappé en notre Age tendre. Il s’est confirmé et précisé lors de mes recherches. Il nous avait dit que les Allemands criaient .« France 106 » en sautant au dessus de nos tranchées au cours de la nuit. Ce souvenir coïncide parfaitement avec l’histoire du bataillon

 


Ferme de Vaux Marie

Nos 2ème et 5ème compagnies qui défendaient la voie ferrée, avaient lutté toute la nuit avec acharnement. Leurs deux capitaines Roussel et Jaubert y trouvèrent la mort. Ce dernier, blessé et épuisé avait demandé à l’un de ses hommes de lui préparer un fusil et une baïonnette, n’ayant plus la force de la fixer lui même. On l’a retrouvé le lendemain, crispé sur son arme.

L'infanterie française en 1914 attaque à la baïonnette.

Notre quatrième compagnie a vu l’incendie de la ferme sur sa droite avant que l’ennemi ne réussisse à s’infiltrer entre elle et les autres unités. Nous fusillons à bout portant les vagues d’assaut de l’ennemi. Certaines de nos compagnies s’étaient trouvées encerclées par suite de la fatigue, des ruses allemandes et de l’obscurité.

 

 

Le jour s’étant levé, nous pouvions voir ce qu’avait donné le carnage de la nuit. Les ravins étaient remplis de morts, certains tombés assis les uns sur les autres. Sans doute ai-je tout au moins tué l’Allemand tombé à mes coté. Parmi tous ces morts anonymes, la mort que je lui avait donnée me le rendait tout à coup plus proche de moi. Ses traits reflétaient encore sa surprise devant la mort brutale qui le faucha en pleine jeunesse. Il avait néanmoins le visage serein et ses yeux grands ouverts visaient quelque vague image dans l’infini des cieux. C’était un uhlan Wurtembergeois du régiment du roi Charles. Un petit livre[8] noir sortait de sa poche. C’était un livre de prières et de chants religieux protestants que j’ai ramassé machinalement. Ne sachant pas l’allemand, il ne pouvait me servir à quoi que ce soit, sinon à me causer un certain remords. Nous avons au fond le même Dieu.

[8] Nous l’avons conservé

La guerre était terminée pour lui. Il n’en était pas de même pour moi. Le jour étant levé, nous avons la surprise de voir les Allemands passer à droite comme ils l’avaient fait au cours de la nuit. Une partie du bataillon garde les tranchées pendant que l’autre se déploie en tirailleurs sur une ligne entre les tranchées et le fond de la vallée. Mais nous n’étions plus en état de maintenir nos positions et les cartouches commençaient à manquer. L’avance concentrique des Allemands nous obligea à nous retirer lentement sous leur feu jusqu’à la route de Rembercourt à Chaumont. Le commandant Renouard, atteint de deux balles, avait du ordonner la retraite, protégée par notre artillerie qui entra en action au bon moment. Nous abandonnons Rembercourt et la Vau-Marie et rejoignons le gros du 106ème RI.

 

La bataille de la Vau-Marie nous avait coûté fort cher. Au soir du 10 septembre, le lieutenant Itier, commandant provisoire, rassembla les survivants au signal Belrain. Le bataillon avait perdu plus de la moitié de ses effectifs, les valides n’étant plus que 650 hommes et 4 officiers sur les 1.400 hommes du bataillon.

Le commandant Zerbini prendra le commandement du bataillon le Il septembre. Il me jugea digne de remplacer ceux qui étaient tombés au cours des combats et me nomma caporal. J’avais ma première sardine et aurais pu m’en montrer fier si elle ne m’avait pas été octroyée en de si tristes conditions.

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Adjudant Constant Amédée LECLERS vers 1911 au 17 BCP

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Sous lieutenant Constant Amédée LECLERS en 1914 au 29 BCP

Parmi les nombreux tués de cette journée j'ai trouvé en 2003 les descendants du lieutenant Constant Amédée LECLERS né le 11 décembre 1880 d'une famille très modeste.S'engage le 12/12/1898 comme simple soldat au 79 ème RI caporal en 1899 et sergent en 1900 Rengagé au au 17 ème BCP en 1905 sergent major en 1906, adjudant en 1911. Nommé sous-lieulenant le 23 janvier 1914 et muté au 29 BCP 5 ème compagnie le 23 janvier 1914 Nommé lieutenant le 1 septembre 1914 il est tué à la Vaux Marie le 10 septembre 1914.

Décoré de la légion d'honneur et de la croix de guerre à titre posthume. son corps sera transféré le 29 juillet 1921 au cimetière de Neuville les Vaucouleurs.

 


Son acte de déces


Registre d'état civil

Jean Marie CHEVAL né le 23 aout 1883 en Loire Inférieure. A 11 ans il devient forgeron et maréchal-ferrant. Il est incorporé le 15 novembre 1904 dans le 29 ème BCP. Il deviendra ordonnance du médecin militaire Thierry futur maire de St Mihiel

 

Nos efforts avaient arrêté la marche de l’ennemi. Il avait même reculé et compris qu’il ne pourrait aller plus loin. Nous n’avions pas remporté une victoire, mais nous avions pu éviter une défaite lourde de conséquences.

 

Il était dit que nous ne devions jamais tenir en place. Le 22 septembre, nous traversons à nouveau la Meuse et nous plaçons devant Douaumont dans les bois de Mocourt et Mogeville où nous participons à des combats d’avant-garde avant de partir à marches forcées vers Saint-Mihiel menacé par l’avance allemande. Arrivés tard dans la nuit à Troyon, nous attaquons entre Lamorville et Dompierre et réussissons à contenir l’ennemi pendant deux jours. Ce furent pour nous les combats meurtriers à la baïonnette sous les taillis des bois couvrant les collines qui dominent Saint-Mihiel au nord-est, les bois des Chevaliers, le bois de Lamorville, mais aussi au centre de notre dispositif, le petit bois de la Selouze[9]. Ayant cette fois pris l’initiative de l’attaque, nous y mettions autant de ténacité qu’auparavant à la défense.

[9] c’est là qu’il sera blessé le 22 avril 1915

 

Nous avions à notre gauche des éléments de la dixième division prussienne et devant nous, deux corps d’infanterie bavaroise[10] de leur onzième brigade. En bons Allemands bien organisés, ils avaient pensé à tout car dans la journée du 23 septembre, nous les avons vu faire une reconnaissance aérienne[11]. Ils dominaient la colline du bois de Guillaumont. Nous avons essayé en vain de l’enlever mais avons dû reculer d’un bon kilomètre sur la ligne reliant les deux moulins de Bel-Air et de Relaincourt sur la Creue, de chaque coté du village de Spada dont ils s’emparèrent dans la nuit du 23 au 24 septembre

[10] Gerhardt Stalling: Schlachten des Weltkrleges. Voir la carte de la bataille de Spada à la fin de cet ouvrage

[11] renseignement de source allemande

 

 

La bataille avait continué le 24 septembre. Les Allemands avançaient en se protégeant derrière des bottes de paille qu’ils poussaient devant eux et dans lesquelles nos balles se perdaient. Plusieurs utilisaient des panneaux de signalisation qu’ils avaient trouvés Dieu sait ou, et avaient maculés de boue pour les rendre moins visibles.

Inconscient du danger auquel il s’exposait, on vit soudain un courageux Bavarois ramper auprès de ses camarades blessés et aller ainsi de l’un à l’autre pour les panser. Absorbé par son travail, il se découvrait dangereusement malgré les objurgations de son lieutenant qui lui ordonnait de rester abrité derrière les bottes de paille. Il représentait une trop belle cible. Plusieurs épaulèrent en même temps en sa direction. Le pauvre infirmier improvisé s’écroula auprès d’un blessé. La guerre comporte de cruelles obligations[12]

[12] idem

Le soir, les Allemands nous avaient pris Lamorville et grignoté un autre kilomètre entre la côte 294 qu’ils occupaient et leurs nouvelles positions juste devant le bois de la Selouze[13]. Ils ne parviendront jamais à aller plus loin dans cette partie du front qui nous était confiée. Par contre, en ce jour du 25 septembre, ils étaient entrés à Saint-Mihiel et avaient occupé le quartier de l’autre côté du pont. Nous ne savions pas encore qu’ils y resteraient pendant quatre ans et que ce saillant dans la ligne du front constituera toujours une épine menaçante dans le front de Verdun.

[13] De source allemande, ce kilomètre leur aura coûté plus de mille morts

 

 

 

 

Savoir le Boche[14] à Saint-Mihiel nous mettait dans tous nos états. Nous ressentions sa présence à notre place habituelle avec un mélange de jalousie, d’injustice et de haine. Que leur drapeau à Croix de Fer ait remplacé le nôtre, cela nous vexait profondément, mais c’était la logique de la guerre et il fallait bien en prendre notre parti. Mais il y avait autre chose.

[14] Contraction d’Alboche. Désigne haineusement l’Allemand. Très employé autrefois, il est tombé en désuétude maintenant que nous sommes heureusement devenus amis.

 

Avec la rage au cœur, nous les imaginions en train de se goberger à Verzel, nos cantonnements tout neufs que nous avions à peine eu le temps d’inaugurer. Mais ce qui nous scandalisait le plus était qu’ils soient à notre place, se vautrant dans nos lits avec leurs grosses fesses et leurs bottes sales sur nos couvertures toutes neuves. Ce n’était pas la peine de l’avoir si soigneusement mis au carré et même d’avoir récolté quatre jours quand il ne répondait pas strictement aux impératifs du règlement. Nul doute non plus qu’ils ne méritaient pas les photos de femmes fort peu vêtues que beaucoup avaient laissées derrière eux.

Que n’étaient-ils pas restés chez eux en compagnie de leurs blondasses et fades Gretchens aux larges fesses et aux gros nichons qu’ils peuvent toujours atteindre sans viser, même dans l’obscurité. Et puis, ils avaient du tomber comme des affamés dans nos cuisines et se repaître goulûment de nos réserves délicates avec leur grosse[15] goinfrerie germanique. Sûrement que tout devait sentir la vieille choucroute et leur haleine avoir des senteurs de veille bière éventée, tout juste bonne à pisser aussitôt après l’avoir bue. Tout cela nous scandalisait, surtout de les voir poser lourdement leurs grosses culottes feldgrau à la place des nôtres, harmonieusement vêtues d’un bleu délicat, rehaussé de ce liseré jonquille que, par principe et par patriotisme, nous estimions beaucoup plus élégantes que les leurs.

[15] C’est un fait que pour le Français, tout était gros à cette époque (kolossal !) chez les Allemands, leur anatomie, celles de leurs femmes, leur appétit, leurs saucisses (Délikatessen) et la Grosse Bertha

 

Pendant ce temps, chassés de nos cantonnements, sans toit pour nous abriter, nous pataugions dans la boue, souffrions des intempéries et mangions sur le pouce ce que les copains ramenaient souvent refroidi des cuisines de l’arrière. Notre aspect était fort loin de l’idéal aseptisé et bichonné du combattant sur cartes postales comme l’arrière nous représentait dans son manque total d’information. Aussi hirsutes que des hérissons, sales comme des peignes, couverts de puces et de morpions, nous étions crottés comme des sangliers dans leur bauge et devions sentir le fauve à dix mètres. Même traités en héros par la presse de l’arrière, nous ressemblions de plus en plus à des clochards en uniforme.

 

Monument offert par M.P Jolibois. capitaine au 29 BCP.
Photo Didier Cheval:
(pour lire le Texte)

Nous ne pouvions encore savoir que nos épreuves ne faisaient que commencer et que le conflit prendra un visage nouveau. La guerre de positions succédera à la guerre de mouvement. Nous ne pouvions pas non plus imaginer ce qu’elle représenterait de souffrances ni qu’elle durerait encore quatre ans dans des conditions que personne n’aurait jamais osé imaginer.

Médaille de la Marne

En passant par la Lorraine