les premiers combats

10 août 1914

Je ne suis ni stratège ni ne baigne dans les secrets de la politique, mais on ne se fait plus beaucoup d’illusions maintenant que l’Autriche vient de déclarer la guerre[1] à la Serbie. Il était manifeste qu’elle en avait la plus grande envie, tant elle s’époumonait en glapissements de vierge outragée en se faisant passer pour l’innocente victime des agissements sanguinaires de la Serbie. La mort du pauvre archiduc était bien dépassée et d’ailleurs l‘Autriche n’y pensait plus du tout, comme s’il n’avait jamais existé. Il ne représentait plus qu’une excuse bien commode pour justifier ses cris de putois.

[1] Ie. mardi 28 juillet 1914.

 

Les autres nations, contaminées par l’exemple s’envoyaient leurs amabilités[2] comme des harengères, indignées qu’on ose mettre en doute la fraîcheur de leur poisson. Plus question des douces fleurs de la diplomatie ni des circonvolutions coutumières d’usage entre gens bien nés, histoire de ne pas être en retard sur les inconséquences des autres.

[2] Avec le confortable recul du temps, nous pouvons considérer les choses sans passion.

 

L’Autriche[3] se conduisait comme le font les ivrognes lorsqu’ils atteignent cet état d’inconscience pâteuse, quand ils sont incapables de réflexion, qu’ils n’ont plus d’idées bien définies, mais s’y tiennent véhémentement. L’Allemagne elle même tentait bien de lui exposer qu’un simple archiduc n’en méritait pas tant, que si le Kaiser aimait les uniformes[4] il préférait jouer avec eux en période de paix pour ne pas les salir inutilement.

[3] L’Autriche pensait réduire ses problèmes de nationalités par cette intransigeance. Elle est la principale responsable du conflit et y laissera sa peau.

[4] Il était général ou colonel honoris causa d’un grand nombre de régiments en Europe, sauf bien entendu en France. On ne le verra on civil qu’après son abdication

 

Mais la Russie avait pris la mouche à son tour. Consciente de la mission qu’elle s’était octroyée de protectrice des nations slaves, elle avait entonné elle aussi sa trompette[5]  pour répondre sur le même ton à la double monarchie[6]. Le falot Nicolas II[7] au visage continuellement ahuri, manquait de personnalité. Autocrate[8] et oint du Seigneur, il était seul en droit de décider au nom de son Empire, mais suivait généralement l’avis du dernier à lui avoir parlé. En de telles conditions, il était incapable de mener une action quelconque.

[5] La Russie, toujours on retard dans le domaine des libertés, souffrait de graves troubles sociaux. Les états totalitaires ont toujours prôné la guerre pour les mettre on veilleuse.

[6] François-Joseph était à la fois empereur d’Autriche et roi de Hongrie.

[7] Louis XVI était autoritaire on comparaison

[8] Malgré l’accueil enthousiaste que lui firent les Parisiens on 1896, il avait été profondément scandalisé qu’un peuple puisse s’exprimer autrement qu’en humbles platitudes dites à genoux.

 

Nous mêmes étions beaucoup plus occupés par nos discordes habituelles[9]. Nos nouveaux ministres faisaient leur tour de scène et prononçaient des discours pompeux avant de laisser la place aux suivants. Poincaré, en visite en Russie, rentrait au plus vite après avoir écourté son séjour. Quant à l’Angleterre, son flegme proverbial en avait vu bien d’autres et tant qu’on ne touchait pas à l’élément liquide, elle ne se sentait pas concernée par ces disputes entre chats.

9] Habitude profondément ancrée on politique française. Le lecteur le sait déjà

 

Malgré tout nous conservions encore l’espoir. Nous ne pensions pas que des diplomates intelligents ne puissent parvenir une fois de plus à un compromis qui satisfasse tout le monde à notre grand soulagement. Nos aînés s’étaient battus contre les Prussiens en 1870. Ils n’en avaient pas conservé un bon souvenir bien que les scènes souvent atroces qu’ils avaient vécues aient été soigneusement expurgées des manuels scolaires.

 

Nous avons appris la déclaration de guerre avec le calme qui accompagne les événements qui nous dépassent. Nous étions conscients d’entrer jusqu’au cou dans un avenir chargé à ras bord de sombres menaces. Nul doute qu’il en était de même dans nos familles. J’imaginais l’inquiétude de mes proches me sachant si prés de l’Allemand sanguinaire, tapi devant nous, le couteau entre les dents.

 

L’actualité se déroulait maintenant à une allure à la fois si désordonnée et si rapide qu’on avait bien de la peine à la suivre. Les communiqués entre nations se pressaient à l’allure du télégramme, exigeaient une réponse à peu prés immédiate. Ce fut une semaine de folie furieuse chez les diplomates et une semaine d’anxiété pour tout le continent.

 

Notre bataillon était prêt. Il avait l’ordre de se porter sur les positions de couverture prévues par l’Etat-Major. Mais afin d’éviter tout incident avec les patrouilles allemandes, autant échauffées que les nôtres, le gouvernement avait décidé que nous devrions stationner à dix kilomètres de la frontière.

 

La journée du jeudi 30 juillet a été consacrée aux ultimes préparatifs pour mettre le bataillon sur pied de guerre. Nous étions particulièrement silencieux, étreints par une foule de sentiments inexprimés sur la gravité de la situation. Paul Huron, qui pourtant avait l’habitude de plaisanter de tout et de rien, montrait pour une fois un visage impavide qu’on ne lui connaissait pas. Il essayait bien par moments de mettre un peu l’ambiance à la rigolade, histoire de ne pas abandonner ses vieilles habitudes, mais son ton faussement détaché ne trompait personne et tout se terminait par un haussement d’épaules éloquent et résigné.

 

Le commandant Renouard[10] nous rassembla le soir même pour l’ultime revue avant le départ. En d’autres circonstances, nous aurions sacrifié aux usages et n sous cape des quelques travers bien connus de certains de nos gradés, tout en sachant nous composer l’air attentif et respectueux pour donner le change. Ce n’est pas qu’on leur soit vraiment hostiles, ni même qu’on ait quelque chose contre eux, mais le soldat est toujours sensible à leurs petits travers qui le consolent de sa position subalterne. Cette fois ci personne n’aurait eu ce mauvais goût. Bien au contraire, nous nous sentions beaucoup plus proches d’eux, maintenant nos égaux et nos compagnons qu’une mission exceptionnelle nous ordonnait d’accomplir dans une parfaite entente. Eux mêmes n’avaient plus leur comportement habituel. On ne se regardait plus de la même manière. Peut être commençait on à nous aimer.

[10] Il se distinguera à Verdun sous les ordres du lieutenant-colonel Dolant

 

La vie militaire est peu propice à l’expression des états d’âme et notre commandant n’était pas non plus préparé aux mystères de l’introspection en s’adressant à nous d’un ton qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’employer jusqu’alors. J’ai oublié ses paroles, ému comme je l’étais moi même. Je me souviens seulement qu’il nous a dit ce que nous savions déjà, qu’il fallait nous préparer à l’affrontement qui éclaterait vraisemblablement d’ici quelques jours. Il ajouta que beaucoup d’entre nous tomberont malheureusement au cours de cette guerre, mais que la victoire était à ce prix.

De cela, nous étions parfaitement conscients. Beaucoup avaient de la peine à cacher leur émotion. Nous en oublions les cotés pénibles de la vie militaire contre lesquels tout le monde pestait comme des écorchés, les brimades stupides que nous avions supportées. Nous n’avions qu’un moyen de répondre au commandant. Chacun eut à cœur que cette dernière revue se déroule encore mieux que les précédentes. Ce fut le cas.

 

Nous nous sommes mis en route le 31 juillet à deux heures et demie du matin. Nous faisions alors partie d’un groupe de couverture commandé par le lieutenant-colonel Guipont du seizième régiment d’infanterie. La nuit était claire, tiède et sereine comme c’est le cas en cette période de canicule. Nous marchions en silence, souffrant de la chaleur emmitouflés dans la capote réglementaire[11], l’arme sur l’épaule et le sac au dos avec la gamelle et le fagot de bois sec.

11] En plein mois d’août la capote était obligatoire, le fagot de bois aussi. Voir les photos de l’époque pour s’en convaincre

 

Nous croisions des groupes de réservistes venant rejoindre leur corps. Perdus dans la nature à la recherche de leur unité en marche, ils faisaient peine à voir, ne sachant où aller, souvent rembarrés par la gendarmerie militaire qui avait tendance à les prendre pour des espions[12].

[12] Il aura fallu les écoles de gendarmerie pour que l’esprit gendarme d’autrefois disparaisse. Avant cette date, tout ce qui n’était pas gendarme était un délinquant qu’il fallait confondre

 

carte des premiers mouvements (juillet 1914)

Accompagnés du 25ème bataillon de chasseurs, nous avons grimpé le plateau[13] où se trouvent les bois de Versel et de Rappes et avons traversé les villages de Chaillon, Creue et Vigneulles. Généralement couchés à pareille heure, les habitants montraient une animation inhabituelle et nous faisaient de grands signes de bienvenue. Leurs craintes se précisant chaque jour, beaucoup prenaient leurs dispositions pour se replier vers l’intérieur. Bien que le moment ne soit pas à la galanterie, Paul Huron faisait de grands sourires aux demoiselles et leur envoyait de la main des baisers affectueux. Il n’était pas seul à le faire. Les usages sont les usages.

[13] Voir carte 1

 

Nous avons suivi la route départementale, puis avons longé quelques étangs avant de parvenir au petit jour sur la ligne de défense prévue entre Saint-Benoit sur Woevre et Thiaucourt. Les étangs renforçaient les positions de notre aile gauche. Arrivés le 31 juillet au soir, nous occupions les bois de Dampvitoux et du Rupt entre Thiaucourt et Rembercourt.

Carte postale qui donnait le ton.

L’Allemagne était à dix kilomètres devant nous, mais cette portion d’Allemagne était surtout l’Alsace-Lorraine, que nous considérions comme provisoirement séparée de nous. Metz et sa forteresse étaient un peu plus loin. Quand nous y entrerons, je m’étais promis de visiter la citadelle et la porte Serpenoise que Roch Guérin de Lynar[14] avait construit autrefois pour Henri Il.

 

 

Quel homme curieux que ce lointain homonyme d’origine toscane. Sous le duc de Guise, il avait combattu l’Espagnol au cours du premier siége de Metz en octobre 1552, puis à Saint-Quentin en 1553 et en 1557. Ayant rejoint la Réforme, il participa activement aux guerres de religion avant d’émigrer à Heildelberg puis à Berlin et de faire construire la forteresse de Spandau dont il fut le premier gouverneur pour le compte du Prince-Electeur. Je n’ose imaginer qu’un de ses descendants, un lointain cousin, se trouve en face de moi.

 

L’autre siège de Metz de 1870 était encore dans toutes les mémoires. Moltke, instruit que Bazaine voulait se retirer en direction de Verdun, avait envoyé deux armées pour lui barrer la route et l’avait attaqué devant Borny. Bazaine était tombé dans le piège. Il avait accepté le combat, perdu une journée et ne pouvait plus faire retraite. Ce furent alors les vaines et sanglantes batailles de Gravelotte, Rezonville et Saint-Privat les 14 et 18 août 1870. L’incapable Bazaine, enfermé dans Metz, refusait maintenant le combat. Il capitula honteusement le 27 octobre. Un simple seconde classe aurait été fusillé pour beaucoup moins.

 

 

Certains espéraient que les choses pourraient encore s’arranger au dernier moment. Après tout, ces histoires ne concernaient que les Autrichiens et les Serbes. On n’aime pas beaucoup les Kaiserliks[15], mais par contre nous savons si peu de choses sur la Serbie que beaucoup ne savaient pas où elle se trouvait, ni pourquoi nous l’avions si soudainement prise en affection. Alors à quoi rimait donc cette menace de conflit? Tout ce que nous faisions en attendant, était d’organiser nos tours de garde pendant que les autres dormaient enroulés dans leurs capotes. Certains débrouillards s’étaient installés dans les maisons abandonnées par leurs habitants. Ils dormaient dans de vrais lits et se régalaient des provisions qu’ils trouvaient. D’autres allaient subrepticement se soulager dans les buissons, jetant malgré tout un regard en direction de l’Allemagne, toujours capable d’interrompre le déroulement harmonieux de leur occupation.

[15] Signifie les Impériaux, surnom donné aux Autrichiens

 

Nous en attendions la nouvelle. L’Allemagne vient de déclarer la guerre à la Russie, ce samedi I août. Profiter de la veille d’un jour férié me semble un acte inélégant, mais la paix a vécu et on ne voit plus ce qui pourrait nous faire revenir en arrière. Notre tour ne saurait tarder. Le commandant Renouard a installé son quartier général à Thiaucourt, prêt à intervenir.

carte de l'armée allemande. Le bois de la Selouse se trouve en haut.

Nous n’avons pas attendu bien longtemps, l’Allemagne nous ayant déclaré la guerre ce lundi 3 août. Nous n’avons donc plus aucune raison de stationner à dix kilomètres en retrait de la frontière. Nous quittons Thiaucourt pour Xammes[16] et occupons quelques villages avancés comme Chambley, Champs, Dommartin en Chaussée et Charey.

16] Voir carte 2.

 

 

Devant Charey se dressait une colline dont nous ne savions pas encore si elle était aux mains de l’ennemi ou non. «Restez là, j’y vais», dis je au lieutenant qui ne s’attendait pas à pareille initiative[17] et me laissa faire. J’avoue ne pas avoir réfléchi sur le moment aux dangers mortels qui pouvaient m’attendre, mais je m’étais donné une mission d’éclaireur et j’étais bien obligé de l’accomplir. J’arrivais au sommet sans encombre. Par chance, la colline était vide de tout soldat feldgrau aussi loin que je puisse porter mes regards. Rassuré par leur absence, je fis un grand geste significatif à mes compagnons qui, lieutenant en tête, vinrent me rejoindre pour occuper la situation. La chance m’avait servi. C’est ainsi qu’on devient un héros.

17] Notre père nous avait relaté ce souvenir sans lieu ni date. Je l’ai placé lors de la prise de possession des fameux dix kilomètres, donc dans des circonstances plausibles.

Nous avions occupé la ferme de Montplaisir[18]. Il était temps, car le capitaine de Laurentie, à la ferme Sainte-Apolline[19], ainsi que le lieutenant AIba en patrouille à Champs, s’étaient heurtés aux avant-gardes allemandes et avaient reçu le baptême du feu. C’est à Xammes que nous avons lu la première affiche de guerre signée la veille du président Poincaré. L’avoir rédigée, imprimée distribuée et affichée en si peu de temps nous paraissait un exploit.

18] Elle a du disparaître, car je ne l’ai pas retrouvée sur la carte

[19] Commune des Baraques, à 200 mètres de la frontière

 

L’ennemi vient de franchir la frontière ce 5 août. Les artilleurs du 40ème  régiment d’artillerie tirent leurs premiers obus. Malheureusement l’un d’eux tombe sur un petit détachement du 25ème BCP qui creusait des tranchées depuis deux jours, faisant trois morts et six blessés. Le même jour, les chasseurs à cheval du 12ème régiment, rencontrèrent les uhlans et échangèrent leurs premiers coups de sabre. Au loin, nous percevions le bruit du canon.

 

Le 6 août, nous apprenons une grande nouvelle. Un convoi allemand de vivres et d’équipements ayant été capturé, une distribution aurait lieu à Thiaucourt. L’enthousiasme ne connût plus de bornes quand on apprit l’avance de nos troupes en Belgique et en Alsace. Hélas, tout était faux. Nous n’aurions ni choucroute ni saucisses. Non seulement nous abandonnions la Belgique et une notable partie de la France, mais nous ne nous sommes pas non plus maintenus en Alsace. C’étaient les premiers bobards et nous en verrons bien d’autres.

 

Nous étions le 10 août à la ferme de Montplaisir abandonnée par ses habitants. Les bâtiments étaient grand ouverts. Nous avons crénelé les murs du jardin et préparé le bâtiment à la défense. Toujours présent, on entend le canon au loin.

Pendant que le bataillon profitait d’une journée de repos le 14 août, ma compagnie s’affronte aux Allemands dans le village de Champs. Inférieurs en nombre et en armement, nous n’étions pas en mesure de les contenir. Leurs mitrailleuses nous déciment alors que nous n’en avions pas. Le lieutenant AIba reçoit une première balle dans la jambe et une seconde au visage. Il nous encourage: «Ce n’est rien, en avant les gars! ».. Mortellement atteint d’une troisième balle au cou, il donna ses ultimes instructions: «Sergent, prenez le commandement!», avant de tomber.

 

Le 15 août, alerte à six heures du matin quand nous apprenons qu’une quinzaine de uhlans se dirigeait vers notre parc à vivres et à munitions. Nous ouvrons le feu, mais les chasseurs à cheval foncèrent sur eux au galop, nous empêchant d’intervenir. C’était à la sortie du village de Champs. Nous avons du assister comme au spectacle aux exploits de nos cavaliers. Des quinze Allemands, quatre furent capturés, six autres blessés furent ramenés sur une charrette, les cinq autres avaient cessé de vivre.

C’est la première fois que je vois des prisonniers. L’officier, vexé comme un pou de s’être laissé prendre, nous toisait d’un air hautain de toute sa morgue de noblaillon. Les autres semblaient abattus. Leurs uniformes et leur équipement étaient tout neufs. Leurs chevaux étaient de belles bêtes, bien soignées, même s’ils hennissaient en allemand. L’un d’eux ayant eu la mâchoire fracassée, notre sous-lieutenant l’acheva et le confia au boucher Lecrique[20] pour qu’il en améliore l’ordinaire.

[20] Personnage réel

 

Nos relations avec les uhlans ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin. Le 16 août, nous en découvrons d’autres descendant une cote à 1600 mètres devant nous. Nous nous préparions à bien les recevoir quand, une fois de plus, nos chasseurs à cheval s’élancèrent à leur rencontre. C’était peut être vexant de se laisser faucher l’herbe sous le pied, mais nous ne pouvions faire autrement que de les voir combattre sans pouvoir intervenir. Ils en capturèrent trois. On en dénicha le soir un quatrième, démonté et blessé, caché dans un buisson.

 

 

J’ignore pourquoi nous avons été relevés le 17 août par le 69eme bataillon de réserve pour nous diriger beaucoup plus au nord où les Allemands avaient augmenté leur pression. Placés sous les ordres du général commandant la septième division de cavalerie, nous devions couvrir son aile droite près de Malavilliers. Nous nous sommes rassemblés à Saint-Benoit en Woevre et sommes montés vers le nord. Arrivés à Saint-Maurice sous les côtes, nous avons croisé des convois de lourds autobus ainsi que les 287ème et 155ème RI, accompagnés des 13ème et 40ème RI. Le 25ème BCP était dans le village.

Les 18 et 19 moût, nous avons traversé les villages de Thillot, Fresnes en Woevre et Ville en Woevre pour Hennemont ou nous stationnons les 19 et 20 moût. Nous y passons deux jours en exercices et entraînons les réservistes. Deux d’entre eux avaient été affectés à notre bataillon, Eugène Schmits, un Parisien et Jean Maréchal, venu de Compiègne. Tous deux avaient 32 ans. Ils avaient erré d’unité en unité, constamment dirigés autre part en raison de nos mouvements continuels. Ils en avaient maudit tout en bloc, le chemin qu’on leur avait fait faire, les gendarmes militaires qui n’étaient au courant de rien, le nombre de fois où ils furent en butte à des interrogatoires insidieux, etc. ... alors qu’ils s’attendaient à mieux.

 

Nous avions bien gagné ce genre de repos relatif. Par contre le ravitaillement ne nous semblait pas à la hauteur de nos appétits exigeants. Nous nous plaignions des repas pris à la hâte, souvent froids, alors que nous pouvions voir des cours de ferme pleines de volailles qui nous faisaient la nique. Ah, en attraper une belle, la plumer et la rôtir en plein air! Hélas pour nous, la fermière les surveillait de prés. c’est à dire qu’elle surveillait surtout ces jeunes soldats que nous étions, toujours capables de se transformer en voleurs de poules.

Le hasard complice voulut qu’un jour, je me soulage derrière la grille d’une cour de ferme. Pris par le besoin, j’avais baissé mon pantalon, espérant ne pas être vu et ne pas froisser inutilement la pudeur des habitants. La fermière, qui surveillait nos agissements, m’avait vu de loin m’installer dans la position consacrée au bon accomplissement de mon occupation du moment. Elle m’observa un certain temps, en déduisit que je ne constituais aucun danger pour ses volailles et s’éloigna par pudeur en haussant les épaules.

Huron et Villemin n’attendaient que cet instant. La fermière étant hors de vue, ils choisirent chacun un canard gras et dodu à souhait, tombèrent sur lui en le couvrant de leur capote et en lui serrant le bec pour l’empêcher d’ameuter le voisinage. La fermière n’avait rien remarqué. Nous avons quitté les lieux avec l’air faussement détaché de ceux qui ont commis quelque forfait et ne veulent pas que cela se devine. Inutile de préciser que nous avons fort bien dîné le soir en plaisantant abondamment sur notre équipée et la qualité des canards de la région. Villemin se lança dans un discours passionné sur l’élevage des canards et affirma hautement qu’il n’en avait pas de meilleurs dans sa ferme. Venant de lui, on ne pouvait trouver compliment plus sincère. C’est pourquoi nous avons dirigé une pensée de reconnaissance émue envers la fermière[21]. Elle le méritait bien.

[21] Idem note 17

 

Le capitaine Jolibois[22], sans doute attiré par le fumet, était passé prés de nous. Il avait bien sûr tout compris et nous regardait d’un oeil inquisiteur, cachant soigneusement sa manière de penser. Nos bruyantes manifestations de joie se sont tues subitement, nos visages trahissant une appréhension bien compréhensible. On connaît des officiers qui nous faisaient passer au falot pour moins que cela. Nos mines devaient être assez comiques à contempler, car il éclata tout d’un coup d’un gros rire complice, mais non sans avoir prolongé volontairement notre anxiété avant de s’éloigner en riant de nous. Ce fut notre seule punition. Nous en avons ri pendant plusieurs jours.

[22] Capitaine au 29ème BCP, il écrira plusieurs ouvrages et réglera de sa poche le monument qu’il fera ériger à la Vau-Marie

 

Le 21 août, nous nous dirigeons vers la ligne de feu en direction du nord ou nous atteignons Affleville le 21. Les maisons incendiées par l’ennemi fument encore avec leur odeur de roussi et dressent leurs charpentes calcinées comme de grands bras noirs. La population de Piennes, restée sur place, nous réserve un chaleureux accueil.

 

Le samedi 22 août, nous nous installons finalement à Malavillers où nous nous heurtons aux détachements allemands. Pour couvrir l’aile droite de la septième division de cavalerie,, nous occupons Audun le Roman, trois kilomètres plus avant tandis que le 25ème BCP est engagé à Pierrepont, près de Longuyon. Pendant ce temps, le gros de l’armée se repliait vers Spincourt.

Il est six heures du matin et nous savions l’ennemi à quatre kilomètres après Audun le Roman. Nous étions en position dans un verger, protégés par un petit mur de clôture, accompagnés d’une compagnie de chasseurs cyclistes, des chasseurs à cheval et des cuirassiers. Les obus éclataient au dessus de nos têtes et leurs impacts se rapprochaient dangereusement pendant que nous avancions en nous collant chaque fois contre terre pour éviter les éclats. Tout ayant quand même une fin, le tir s’arrêta aussi vite qu’il avait commencé.

 

Passant à travers les champs non moissonnés, nous atteignions enfin un bois et nous y installions en tirailleurs sur la lisière nord, invisibles derrière les taillis. L’ennemi, inconscient du danger arriva alors au sommet de la colline, en formation d’une colonne par quatre, commandé par un officier à cheval et précédé de trois rangs de tirailleurs. La cible est trop belle. Nous attendons qu’ils soient à quatre cent mètres pour ouvrir le feu. L’officier tombe le premier et as colonne subit de lourdes pertes pendant qu’elle se déploie.

Nous recevons à notre tour les balles allemandes, mais faisons feu sur ceux qui se découvrent, avançant par petits bonds à notre rencontre. Trois de nos compagnies parviennent à occuper Audun le Roman pendant qu’une quatrième prend Andernuy. L’artillerie adverse devait décider du sort de la bataille. Une pièce de 77, installée sur la crête, se mit soudainement à nous mitrailler abattant arbres et branchages, rendant notre position bien précaire. Nous n’avions même pas de mitrailleuses. Mais ces deux jours avaient suffi pour détruire le village et tuer beaucoup de ses habitants.

 

L’ennemi avait été contenu. Nous avions rempli notre mission et pouvions faire retraite à notre tour jusqu’à Spincourt où nous arrivions le 22 août. Nous ne savions pas encore que l’ennemi, furieux de notre résistance tirera sur les civils[23] restés sur place et mettra méthodiquement le feu à Spincourt

[23]   Lors de leur première incursion le 8 août, ils avaient pris le maire et le curé en otage avant de les libérer.

 

Nous sommes le dImanche 23 août et profitons d’un court répit, les Allemands ayant du eux même interrompre leur avance. Nous en profitons pour nous reposer, faire un peu de toilette et prendre soin de nos armes. Le commandant Renouard nous passe en revue et nous félicite pour notre résistance. A cheval, face à son bataillon qu’il salue de l’épée, il nous adressa ces mots historiques: «29ème, je te salue!. ». Dites sur le ton qui convient, ce sont des choses qui remuent toujours les tripes.

Nous atteignons Pillon le lundi 24 août. En face de nous, les Allemands avaient occupé Arrancy sur Crusne et nous devions contenir leur progression. A onze heures, nous avançons vers la ferme du Haut-Val, sur une hauteur d’où nous pourrions facilement dominer la contrée. Les Allemands, toujours contrariants, y avaient pensé avant nous. Ils contre-attaquèrent sous un violent feu d’artillerie, nous contraignant à nous replier sur notre point de départ tout en couvrant la retraite du sixième corps d’armée du général Sarrail.

La première page de cette campagne est tournée pour nous. Pour des raisons que j’ignore, nous devions franchir la Meuse pour contenir l’armée du Kronprinz[24] qui déferlait dangereusement sur la rive gauche, ce que nous verrons au prochain chapitre.

[24] Prince héritier

En passant par la Lorraine